Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/130

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redingote des dimanches à boutons miroitants ; les dames s’habillent du blanc de la candeur ; les jeunes hommes frisottent leur moustache printanière, les jeunes filles se découvrent la gorge ; les poètes de l’endroit mettent dans leurs poches papier, crayon, lorgnette. Le foule moutonnante se presse joyeusement vers les portes de la ville, et s’étend au dehors sur les vertes pelouses, émerveillée de l’application que les arbres mettent à grandir. Elle joue avec les tendres fleurettes bigarrées, écoute la chanson des gais petits oiseaux et pousse des cris joyeux vers la nappe bleue du ciel.

Le mois de mai est aussi venu à moi. Trois fois, il frappa à ma porte, criant : « Je suis le mois de mai. Pâle songeur, viens donc que je t’embrasse ! » Sans toucher au verrou de ma porte, je répondis : Tu m’appelles en vain, méchant visiteur ! Je te connais ; je connais la structure du monde ; j’en ai trop vu, et trop à fond ; et d’éternels tourments ont pris, dans mon cœur, la place de la joie. Mon regard pénètre la dure croûte de pierre des maisons et des âmes, et partout j’aperçois mensonge, fraude et misère. Je lis les pensées sur les faces, et beaucoup d’entre elles sont mauvaises. Dans la pudeur de la jeune fille, je vois trembler un secret désir de sensualité. Sur la tête orgueilleuse du jeune homme exalté, je vois un bonnet bariolé de fou aux grelots moqueurs, je n’aperçois que des caricatures et des ombres malingres qui font de cette terre un asile d’aliénés ou bien un hôpital. Comme si la vieille terre était de cristal, mon œil en scrute les dessous, et je découvre toutes les horreurs que mai voudrait en vain voiler de sa gaie verdure. Je vois les morts ; ils gisent sous nos pieds dans leurs bières étroites, les mains jointes et les yeux ouverts, leur visage est aussi blanc que leur suaire, et des vers jaunes grouillent sur leurs lèvres. Je vois le fils assis sur la tombe de son père s’amuser avec sa maîtresse : autour, les rossignols chantent des chants moqueurs, les douces fleurs des prés rient malicieusement ; le père mort se retourne dans sa tombe et la terre, notre vieille mère, tressaille avec douleur.

Pauvre terre, je les connais tes douleurs ; je vois le feu ronger ton sein, je vois saigner tes milles veines, je vois de ta