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La déesse m’a fait du thé, en y mêlant du rhum. Pour elle, elle a bu le rhum sans le moindre thé.

Elle appuya sa tête sur mon épaule (sa couronne murale, son bonnet, en fut même un peu chiffonné), et elle me dit doucement :

— « J’ai pensé souvent avec terreur que tu vis seul, livré à toi-même, dans Paris, cette ville immorale et perverse, au milieu de tous ces frivoles Français.

« Tu flânes là, et tu n’as pas seulement à tes côtés un brave éditeur allemand pour te conduire et t’avertir en Mentor.

« Et la tentation est si grande dans ce pays, il y a là tant de sylphides aussi malsaines que légères ; on y perd vite la paix de l’âme.

« N’y retourne pas, reste avec nous ; ici il y a encore de la vertu et des mœurs ; cependant nous nous donnons en cachette de bien doux plaisirs.

« Reste au milieu de nous en Allemagne, tu t’y plairas mieux qu’autrefois. Nous progressons, et certainement le progrès évident t’a frappé toi-même.

« La censure aussi n’est plus si sévère ; Hoffmann se fait vieux et facile, il ne biffera plus les plus beaux passages de tes Reisebilder avec un emportement juvénile.

« Toi-même tu deviens vieux et facile maintenant, tu te feras à bien des choses ; même le passé, tu le verras sous un meilleur jour.

« On exagérait quand on parlait du malheureux sort de l’Allemagne ; on pouvait échapper à l’esclavage, comme jadis à Rome, par le suicide.

« Le peuple jouissait de la liberté de penser ; cette liberté existait pour les masses, et la répression par la censure ne frappait que le petit nombre de ceux qui faisaient imprimer leurs idées.