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Mais pour l’instant il est d’humeur moins féroce ; il ne songe guère « à briser cette jeune rose avant que l’orage l’effeuille » — comme dit Galotti.

Il est d’humeur plus reposée. Couché au milieu des siens dans sa caverne, Atta Troll est préoccupé, comme par un pressentiment de mort, de mélancoliques pensées d’outre-tombe.

« Enfants ! » soupire-t-il, et des larmes coulent soudain de ses grands yeux. « Enfants ! mon pèlerinage terrestre est accompli, il faut nous séparer.

« Aujourd’hui, à midi, il m’est venu en dormant un songe bien significatif. Mon âme a eu l’avant-goût de la béatitude céleste.

« Je suis loin d’être superstitieux, et je ne suis pas un vieux radoteur d’ours. Pourtant il y a entre le ciel et la terre bien des choses que la philosophie ne saurait expliquer.

« Je m’étais endormi en ruminant sur le monde et la destinée animale, lorsque je rêvai que j’étais couché sous un arbre immense.

« Des branches de cet arbre coulait goutte à goutte un miel blanc qui me tomba juste dans la gueule ouverte, et j’éprouvai une grande volupté.

« Dans mon extase, je levai les yeux au ciel, et j’aperçus au sommet de l’arbre une demi-douzaine de petits ours qui s’amusaient à monter et à descendre.

« Les tendres et gentilles créatures avaient une fourrure rose, et aux épaules un flocon de soie blanche comme deux petites ailes.

« Oui, ces petits ours roses avaient comme deux petites ailes, et ils chantaient avec des petites voix douces comme des flûtes.

« À leurs chants, un frisson glacial parcourut tout mon corps, mon âme s’échappa de ma peau comme une flamme, et, rayonnante, elle monta vers les cieux. »