Page:Hetzel - Le Diable a Paris - tome 1 (1845).djvu/79

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devrait aller vivre à jamais. Car on s’y endormirait dans les délices, et on y oublierait tout ce qui cherche, lutte et gémit sur la face de la terre. Ou bien, si on n’y devenait pas insensible aux malheurs de l’Humanité, on se sentirait profondément malheureux d’être ainsi associé aux suprêmes jouissances du petit nombre, et de ne pouvoir plus rien tenter pour sauver le reste des hommes. Eh bien, voilà précisément ce qu’on éprouve à Paris, quand on n’est pas desséché par l’égoïsme. C’est que Paris me présente, au premier chef, la réalisation de cette fiction, dont la seule pensée épouvante mon esprit : tout d’un côté, rien de l’autre. C’est le résumé de la société universelle, vouée au désordre, au malheur et à l’injustice, avec une petite société d’exception incrustée au centre, et qui réalise en quelque sorte l’Eldorado que je supposais tout à l’heure dans des régions fantastiques. Seulement, ce n’est pas au nom du principe divin de l’égalité chrétienne que cette petite société vide incessamment la coupe des voluptés humaines. Ce n’est pas même en vertu d’une loi d’égalité relative, semblable à celle qui constituait les anciennes sociétés de Sparte, d’Athènes et de Rome. Il y a bien encore une caste de citoyens privilégiés entée et assise sur un peuple d’esclaves méprisés ou d’affranchis méprisables ; mais ce n’est plus même le hasard de la naissance, ou l’orgueil des services rendus au pays, qui préside à ces priviléges. C’est le hasard de la spéculation, c’est souvent le prix du vol, de l’usure ; c’est la protection accordée aux vices contempteurs de toute religion, aux crimes commis contre la patrie et l’Humanité tout entière.

Il y a donc au sein de Paris une société libre et heureuse d’un certain bonheur sans idéal, réduite à la jouissance de la sensation. On appelle cela le monde. Que dis-tu de ce nom ambitieux et outrecuidant, toi, libre voyageur parmi les sphères de l’infini, à qui la terre tout entière apparaît comme un point perdu dans l’espace ? Eh bien ! dans les imperceptibles détails de cet atome, il existe une petite caste qui a donné à ses frivoles réunions, à ses fêtes sans grandeur et sans symbole, le nom de monde, et dont chaque individu dit, en montant dans sa voiture pour aller parader parmi quelques groupes d’oisifs pressés dans certains salons de la grande ville de travail et de misère : Je vais dans le monde ; je vois le monde ; je suis homme du monde.