Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À la vue de la statue équestre du duc d’Orléans, fièrement campée sur son piédestal de granit, il eut un geste de dégoût.

« On me l’avait bien dit, et je ne pouvais le croire, les Roumis créent des corps auxquels manquera une âme, le jour du jugement dernier, et dont ils auront à répondre devant Dieu. »

Le hasard le conduisit dans la rue Babazoun, où l’attendait un spectacle extraordinaire : des ouvriers étaient en train de la paver avec des cubes de bois d’une régularité géométrique.

« Cela t’étonne, lui dit un manœuvre indigène. Que veux-tu ? On a bâti tant de maisons ici, qu’il ne reste plus de pierres en France.

— Mais, répondit naïvement Mechmech, il y en a beaucoup chez nous, dans la montagne.

— C’est bien, répliqua froidement le goujat, j’en aviserai mon patron ; on ira en chercher chez toi ; d’où es-tu ?

— Des Beni-Khalfoun.

— Entendu ! Ta fortune est faite.

— Elles ne sont pas à moi.

— Tu nous aideras à les ramasser. On te payera bien.

— Merci. J’aime mieux mon métier.

— Quel est-il ?

— Je suis berger.

— Tu vis avec les bêtes, j’aurais dû m’en douter. »

Si Mechmech était naïf, il n’était pas sot ; il comprit que le manœuvre se moquait de lui, et il passa outre.

Cependant une soif ardente le dévorait ; il avait la bouche amère et le gosier en feu. Il vit, au coin d’une maison, des Biskris occupés à remplir leurs cruches de cuivre à une fontaine publique. Son premier mouvement fut de leur demander à boire, mais une réflexion le retint.

« Ce doit être de leur eau de mer ; ils la boivent peut-être sans répugnance. Je vais encore m’exposer à quelque aventure désagréable. Soyons prudent. Il vaut mieux me mettre en quête d’un fondouck ; j’y trouverai sûrement un puits, où je me désaltérerai à mon aise. »

Bésolu à ne plus questionner personne, et à suivre ses propres inspirations, il se prit à flâner par les rues, à la recherche d’une de ces auberges indigènes où le voyageur peut remiser sa monture, se reposer, boire de l’eau à discrétion, et même manger… pourvu qu’il apporte des vivres avec soi.

Il acheta quelques galettes à une vieille négresse, des dattes à un marchand de fruits ; puis il s’engagea sous les arcades de la rue de la Lyre. Il avisa bientôt une maison, dont la porte était grande ouverte ; des gens affairés y entraient, en sortaient, portant des fardeaux sur leurs épaules, ou chassant devant eux des mulets, des bourricots chargés de marchandises de toute sorte.

« Voilà, se dit-il, ce qu’il me faut. »

Il pénétra résolument dans une vaste cour où circulaient des Maures, des mozabites, des juifs, des chrétiens ; ils s’abordaient, échangeaient des salutations, se baisaient à l’épaule, discutaient, se quittaient, se retrouvaient, se groupaient dans la pénombre des galeries profondes, où ils fumaient de longues pipes à bouquin d’ambre, en savourant du café par petites gorgées friandes.

Dans un coin, il y avait un puits. Mechmech s’en approcha avec empressement. Que lui importait l’agitation de cette ruche humaine, dans laquelle on avait, d’ailleurs, le tort d’admettre tous ces frelons, infidèles et schismatiques ! Il déposa ses vivres sur le sol, et déjà il étendait la main vers le seau placé sur la margelle, lorsqu’un individu, à la barbe noire en collier, vêtu de la guechabia des mozabites détestés, l’interpella rudement :

« Que fais-tu là ?

— Tu le vois, je vais boire.

— Bois donc, et va-t’en, nous n’avons pas besoin de vagabonds chez nous.