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MON « ENTRÉE DANS LE MONDE »

ses perroquets, sa brigantine, et, en quelques instants, il eut contourné l’extrême pointe de l’anse Farmar.

Et, aux dernières nouvelles, les journaux du soir annoncèrent que le trois-mâts Alert, capitaine Paxton, ayant à bord les lauréats du concours d’Antilian School, venait de prendre la mer à destination des Antilles.

Jules Verne.

(La suite prochainement.)

MON « ENTRÉE DANS LE MONDE »


Le courrier du matin venait d’arriver ; toujours volumineux en cette époque de l’année où nos amis envoyaient à mes parents leurs souvenirs affectueux à l’occasion du 1er janvier. Souvent même, à ma grande satisfaction, se trouvaient aussi des cartes illustrées que nous collectionnions, ma petite sœur Odette et moi.

C’était donc un moment particulièrement agréable que celui où le facteur remettait les précieux envois. Ce jour-là, pourtant, le modeste fonctionnaire m’apportait une bien plus joyeuse surprise. Elle n’avait l’air de rien cette enveloppe satinée que ma mère tenait entre ses doigts ; elle représentait cependant pour moi un plaisir espéré depuis longtemps, et pour lequel mon imagination s’était montée quinze jours durant. Voici pourquoi : Mon père était architecte. J’ajouterai même (cet orgueil-là est permis à une fille), architecte de grand talent. Son dernier chef-d’œuvre était un ravissant hôtel qu’il venait de terminer pour un diplomate russe fixé à Paris ; et c’était à une fête donnée à l’occasion de cette inauguration que nous étions conviés. Oui, « nous » ! Mon nom en toutes lettres était mentionné sur l’invitation. Que j’avais eu peur que ma mère ne consentît pas à m’emmener ! Elle craignait, avec sa douce et prudente raison, l’entraînement mondain de cette société, trop bruyante, disait-elle, pour mes seize ans. La question avait été débattue devant moi, mais, grâce au ciel, mon père, ayant pu voir souvent cette famille étrangère dans l’intimité, jugeait Sonia, jeune fille de vingt ans, si naturelle et si parfaitement élevée, qu’il fut décidé, à l’unanimité, que je ferais, ce jour-là, mon « Entrée dans le monde ».

Vous n’auriez, chères lectrices, attaché qu’une médiocre importance à ces quatre mots, et vous auriez eu tout à fait raison. Quant à moi, je considérais la chose beaucoup moins simplement ; ce jour sans pareil occupait mes pensées. J’avais, je dois l’avouer, un désir immodéré de le connaître, ce brillant tourbillon ; et lorsque ma jolie maman partait pour un de ces bals où j’aurais tant souhaité l’accompagner, je m’étonnais vraiment qu’elle semblât accomplir un devoir désagréable. « Le monde, ma chérie, me disait-elle sans cesse, ne donne jamais ce que l’on en espère ; rien ne vaut pour toi les réunions que tu as dans notre intimité. » Mais, vous l’avez appris par les fables du bon La Fontaine, la jeunesse ne croit pas facilement l’expérience des parents, et mon désir se faisait de plus en plus vif. Pourtant si, j’y songeais, à ce premier pas mondain, avec un grand espoir ; il s’y mêlait aussi une crainte vague, et ce jour où une jeune fille entre dans cette heureuse et brillante légion m’apparaissait comme une redoutable épreuve. J’étais d’ailleurs encouragée dans cette singulière pensée par ma maîtresse d’allemand.

Charmante personne pour laquelle j’avais une réelle affection, mais qui, n’ayant pas sans doute encore eu l’occasion de pénétrer dans le cénacle, avait conservé une crainte