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D’où leur venaient ces traditions ? Elles remontaient, sans doute, à cet autre culte non moins fervent que rendaient autrefois les mages thibétains aux superbes cèdres qui couvraient et couvrent encore les pentes méridionales de l’Himalaya.

C’est sous leurs austères ramures que méditaient ces sages, adorateurs de la nature. C’est là qu’ils cherchaient à élucider le problème de la vie, de cette vie dont le grand nom remplit leurs livres sacrés. — Âme du monde, disent-ils, sorte de déité mystérieuse qui donne, sinon à l’arbre, du moins à l’homme qui pense, souffre et désire, l’on ne sait quels pressentiments confus de l’infini, quelle soif d’un idéal que réaliseront, suivant leurs croyances, une succession de vies ultérieures, toutes solidaires d’une autre série de vies antérieures ayant précédé l’existence actuelle… Laissons ces beaux rêves.

Nous sommes toujours dans les conifères. Voici l’If (Taxus) qui partage, avec le cyprès, le triste honneur de symboliser toute pensée lugubre et toute funèbre image. Ses feuilles sont persistantes, épaisses, raides et d’un vert noirâtre. Le tronc robuste qui, sur des rameaux raides, porte ces feuilles revêches, s’élève à une hauteur de 8 à 10 mètres. Par suite de la loi qui, presque toujours, assimile la physionomie de tous les êtres, plantes et animaux, à leur nature intime et à leurs propriétés spéciales, l’if a dû se résigner à n’être qu’un personnage suspect, tranchons le mot, qu’un vulgaire empoisonneur. Les anciens, souvent enclins à exagérer leurs impressions, prétendaient que cet arbre, comme le mancenillier, donnait la mort sans rémission à ceux qui avaient l’imprudence de s’endormir à l’ombre de ses rameaux. C’est trop dire, à la vérité, mais ce qu’il y a de certain, c’est que son ombre est nuisible aux plantes qui l’environnent et que son voisinage peut causer de violents maux de tête, soit à ceux qui se reposent sous ses branches, soit même aux jardiniers qui les taillent.

L’if, d’autre part, est devenu célèbre par la lenteur de sa croissance et par l’extrême vieillesse qu’attestent les troncs de certains de ces arbres dont la grosseur est surprenante. Un antiquaire rapporte que, dans un hameau voisin de Pont-Audemer, il y a un if dont le tronc, qui mesure sept mètres de circonférence, a soutenu, pendant de longues années, une église lézardée qui, sans cet inébranlable appui, aurait croulé dans un ravin. Le même historien nous dit qu’en Écosse croissent des ifs plus extraordinaires encore et que l’un d’eux a dix-sept mètres de tour. Que l’on juge, par ces dimensions, du nombre d’années et de siècles qu’a dû vivre ce « prodigieux vieillard » !

Ce qui peut faire pardonner à l’if ses méfaits incontestables, c’est la remarquable beauté de son bois, son élasticité, son grain serré, le poli qu’il peut recevoir et les admirables dessins que font dans ses tissus les élégantes veines qui s’y entrecroisent. Ce bois, de plus, est à peu près incorruptible. L’on a découvert, dans de vieux manoirs, divers objets d’ornement couverts de ciselures admirables, de vieilles armes datant des temps féodaux qui, en dépit des cinq ou six cents ans qu’on peut leur attribuer sans exagération, n’ont rien perdu de leur beauté première.

Une autre qualité de l’if — qualité qu’à la rigueur on pourrait qualifier de regrettable — c’est qu’il se prête avec une déplorable docilité à toutes les mutilations que lui infligent, sans goût et presque sans pudeur, certains jardiniers qui façonnent, avec les rameaux de cet arbre d’austère physionomie, les plus grotesques figures de saints, de dieux mythologiques ou de fantastiques animaux — genre détestable dont on retrouve des spécimens dans nombre de parcs et particulièrement dans les magnifiques jardins de Séville.

La suite prochainement. Ed. Grimard.