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JULES VERNE

en arpentant le pont du navire, et, finalement, John Carpenter dit :

« Voyons, Harry, la nuit va venir, et ce que nous avons fait dans l’anse Farmar, en nous débarrassant des gens de l’Alert, est-il donc impossible de le faire à un ou deux milles de la côte ?… Il me semble que c’était encore plus risqué dans la baie de Cork…

— Tu oublies, John, répondit Harry Markel, que nous ne pouvions agir autrement, puisqu’il fallait à tout prix s’emparer du navire.

— Eh bien, Harry, lorsque les passagers seront endormis dans leur cabine, qui nous empêchera d’en finir avec eux ?…

— Qui nous en empêcherait, John ?…

— Oui, reprit John Carpenter. Ils sont embarqués, maintenant… l’Alert est sorti de la baie… Je n’imagine pas que personne vienne leur rendre visite jusqu’ici…

— Personne ?… répliqua Harry Markel. Et à Queenstown, lorsque les sémaphores annonceront que le navire est retenu par les calmes, es-tu sûr que des amis ne viendront pas leur apporter un dernier adieu ?… Et que se passerai t-il, quand on ne les trouverait plus à bord ?…

— Avoue, Harry, que c’est assez improbable !

Improbable, en effet : possible, après tout ! Que, le lendemain, l’Alert fût encore sous la terre, pourquoi ne serait-il pas accosté par quelque embarcation de promeneurs ?… Cependant, les compagnons d’Harry Markel ne semblaient point devoir se rendre à ces raisons. Et la nuit ne s’achèverait pas sans avoir amené le dénouement de cet épouvantable drame.

La soirée s’avançait et sa fraîcheur reposait des accablantes chaleurs d’une chaude journée. Après huit heures, le soleil disparaîtrait sous un horizon sans nuages, et rien ne permettait de croire à une prochaine modification dans l’état de l’atmosphère.

Les jeunes garçons étaient réunis sur la dunette, peu pressés de descendre dans le carré. Après leur avoir souhaité alors le bonsoir, M. Patterson regagna sa cabine et procéda minutieusement à sa toilette de nuit. S’étant déshabillé méthodiquement, il accrocha ses vêtements à la place qu’ils occuperaient pendant le voyage ; il se coiffa d’un bonnet de soie noire ; il s’allongea dans son cadre. Puis, son ultime pensée, avant de s’endormir, fut celle-ci :

« Excellente madame Patterson !… Ma dernière précaution lui a bien causé quelque peine !… Mais c’était agir en homme sage, et tout sera réparé au retour. »

Cependant, si le calme de la mer égalait le calme de l’espace, l’Alert subissait toujours l’action des courants, très prononcés à l’entrée du canal de Saint-Georges. Le flot qui arrivait du large tendait à le rapprocher de terre. Outre que Harrv Markel pouvait craindre de se mettre au plein s’il n’immobilisait pas son navire, il n’aurait voulu pour rien au monde être entraîné plus au nord jusqu’à la mer d’Irlande. D’autre part, si l’Alert venait à s’échouer sur le littoral, bien que le sauvetage n’eût offert aucune difficulté par une mer si tranquille, quelle situation périlleuse pour ces fugitifs, obligés de prendre terre, alors que la police devait diriger ses recherches aux environs de Queenstown et de Cork !

Du reste, nombre de bâtiments se trouvaient en vue de l’Alert — une centaine au moins — voiliers qui ne pouvaient gagner le port. Tels ils étaient ce soir-là, tels ils seraient sans doute le lendemain, la plupart ayant mouillé pour étaler la marée de nuit.

À dix heures, le trois-mâts n’était séparé de la côte que d’un demi-mille. Il avait un peu dérivé vers l’ouest jusqu’au travers de Roberts-Cove.

Harry Markel jugea qu’il ne fallait pas attendre pour envoyer l’ancre par le fond, et il appela ses hommes.