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du seigneur espagnol que nous avons emportée par mégarde avec son vin ?… Approchez, mademoiselle, reprit-il en français. Vous allez jeter l’effigie du roi Louis XV en l’air, quand je vous le dirai. Attendez que je vous le dise. »

Et en anglais :

« Si c’est face, elle sera confiée à la nourrice sèche ; si c’est pile, le mauvais coup à boire. »

Les contrebandiers s’amusaient. C’était du jeu. Leurs yeux brillaient.

« Je parie une pistole pour la nourrice.

— Contre moi, pour le coup en mer.

— Moi, je tiens un louis pour le coup en mer.

— Je tiens contre.

— Soit, dit le chef, mais achevons vite ; nous n’avons pas trop de nuit devant nous pour rembarquer. »

Et en français :

« Allons, lance la pièce, petite. »

Manette la laissa tomber plutôt qu’elle ne la lança en l’air.

Les joueurs se précipitèrent.

C’était pile !

Les perdants payèrent sans barguigner.

« Allons, dit le chef à l’homme qui s’était chargé de l’exécution, attache-leur un linge autour du bec, et qu’on file. »

L’homme se saisit d’Yvon, qui se débattait, n’ayant rien entendu de ce marchandage, le bâillonna et lui ficela les mains et les jambes.

Les contrebandiers se levèrent tous. Ils paraissaient d’excellente humeur. Les paquets furent halés ; les bouteilles, logées dans un grand sac, transportées très vite hors de la caverne, où ils ne laissèrent même pas la planche de la cachette. L’exécuteur prit les deux enfants, un sous chaque bras, comme des paquets, et, bientôt, les caisses descendues sur la grève, chargées à bord du canot qui attendait là, on arriva en ramant aux écoutilles d’un voilier mouillé dans la baie.

On leva l’ancre, Yvon fut déficelé, on ôta à Manette le capuchon dont on lui avait couvert la tête et sous lequel elle étouffait. Le chef commandait la manœuvre pour le départ. Le matelot qui s’était chargé de l’atroce besogne s’approcha de celui-ci :

« Faut-il maintenant, les mômes ?…

— Non. Une heure avant le jour. Plus loin. »

Personne ne s’occupa plus de Grand Yvon ni de Petite Manette. Yvon, affalé sur un tas de cordages, avait pris Manette dans ses bras et s’efforçait de la réchauffer. Dans son état de frayeur l’enfant était plus sensible au froid, qui était assez vif, le vent soufflant du nord. Yvon pensait qu’ils n’avaient rien à craindre et que ces gens se proposaient de tirer de l’argent de ses parents. Il était loin de supposer l’horrible vérité. Lui aussi avait froid. Lui aussi, les émotions l’avaient rendu presque malade. Il était à bout. Pourtant, cela ne le fit pas négliger de soigner la petite compagne que le hasard lui avait donnée. Il la sentait trembler ; il regarda autour de lui : un tas de cordages, plus haut que celui sur lequel il était assis, laissait, à son centre, un creux, faisait comme une boite sans couvercle. Manette serait là à l’abri du froid. Yvon la prit dans ses bras. Il enjamba la corde, coucha l’enfant, et, pour qu’elle n’eût pas froid, il tira à lui deux cabans, c’est-à-dire deux de ces suroîts de peau dont se couvrent les matelots pendant les manœuvres sous la pluie ou l’embrun, car on jetait là un tas de vêtements à la disposition de l’équipage. Comme il y avait assez de place pour deux et qu’il se sentait glacé, Yvon se coucha aussi auprès de Manette dans le rond de cordes, attira le caban sur leurs têtes et ne tarda pas à s’endormir.

Un peu avant le jour, l’exécuteur se souvint de la besogne dont il s’était chargé. Il se mit à la recherche des deux prisonniers, les appela, « Hé, petits !… » sans succès, promena son falot de la cale au pont, dans toutes les parties du navire, et n’eut pas l’idée de sou-