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que des gens de peu, et ces gens de peu saccagèrent le château de Nérins. Il y avait bien, non loin de là, de la noblesse bretonne, mais là, les femmes des gentilshommes s’habillaient en homme et se préparaient à suivre l’armée royaliste dans les ajoncs, probablement sans perruque et sans poudre. Cela n’était pas du tout dans les goûts et les habitudes de Mme la marquise de Nérins. Elle resta donc au château de Penhoël, s’ennuyant à mourir, mais ne mourant point, vivant à part, voyant peu ses hôtes et rarement sa fille, qui continua à avoir Grande Manon pour mère. Fidèle gardienne des meilleures traditions et de la dignité aristocratiques, il faut dire à sa louange que, pendant cette année-là, elle ne manqua jamais de faire quatre toilettes par jour. Elle dormait beaucoup.

La présence, supportée, de cette écervelée au château de Penhoël, fut cause de grands malheurs.

On était alors à la fin de l’été 1792, au moment où la Bretagne, et particulièrement le Morbihan, commençait à se soulever contre la Révolution. Les autorités révolutionnaires sévissaient. La noblesse, enfermée dans ses châteaux, passait pour être l’instigatrice des troubles, de l’insurrection menaçante. Le chevalier de Valjacquelein, jeté en prison comme suspect, avait de la famille, et cette famille avait recueilli la femme d’un émigré ; cela suffit pour qu’on décidât l’arrestation du vieux baron, qui ne songeait pourtant guère à conspirer, et celle de la marquise, qui ne cessait de parler à ses gens de l’horreur que lui inspiraient les outrages prodigués au Roy. On vint arracher le vieillard et sa petite-fille, en même temps que la « ci-devant » marquise de Nérins, à cette paisible retraite où le chagrin seul conspirait avec de lointains espoirs.

On n’avait reçu aucunes nouvelles d’Yvon depuis l’arrivée de Manette. Le baron avait vieilli durant ces deux années, et ne quittait plus du tout son fauteuil. On dut le porter dans la voiture où la marquise était déjà installée, sans perruque et sans poudre, méconnaissable. Manon, très digne, voulut suivre son grand-père. Elle embrassa Manette, qu’on n’avait pas prévenue de la gravité des événements et la confia, ainsi que le château, aux soins du vieux Charlik et de Jeannie. La voiture, escortée de cavaliers en habits bleus, sabre au poing, partit pour Nantes. Manette avait encore une fois perdu ses protecteurs. Très bien soignée au château, elle n’en pleurait pas moins Grande Manon et le baron. Son intelligence et son cœur s’étaient ouverts aux douces inspirations de la jeune fille. Elle demandait souvent quand Grande Manon reviendrait et elle menaçait d’aller la chercher. Il aurait fallu faire un bien long voyage, car voici ce qui s’était passé :

Avant d’arriver à Nantes, l’escorte des soldats révolutionnaires avait été attaquée par un parti de paysans armés, et dispersée. Les trois prisonniers, délivrés, gagnèrent la Vendée et de là l’Angleterre, attendant la fin de la guerre civile qui se déchaîna avec une si soudaine violence.

À Londres, la marquise brilla d’un éclat nouveau et disparut de l’horizon de M. de Valjacquelein. Ce fut la seule satisfaction qu’éprouvèrent le grand-père et la petite-fille, installés modestement dans un cottage aux environs de la capitale anglaise.

Manon se voua aux soins que nécessitait l’état de plus en plus précaire de la santé du vieux gentilhomme. Elle écrivit une première fois à Penhoël. Cette lettre, probablement interceptée, ne parvint pas à destination. Ne recevant point de réponse, Manon n’osa écrire de nouveau, de peur de compromettre sa Manette qu’elle savait en sûreté auprès du vieux Charlik et de la fidèle Jeannie.

Quelqu’un de Penhoël, qui eût vu en ce même mois d’août 1792 un grand garçon occupé à carguer les voiles d’un navire, le soir,