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l’évocation de sa vie d’homme lui avait enlevé toute timidité, et son indignation l’ayant repris tout entier, ce fut les larmes aux yeux, mais très fièrement qu’il termina :

« On a arrêté mon vieux grand-père, on a arrêté ma grande sœur, ils n’ont jamais rien fait de mal de leur vie ; au contraire, si vous saviez comme ils sont bons. On a emmené aussi la mère de Petite Manette que voici, une dame qui avait de belles toilettes et qui ne pensait qu’à ça… Ça n’est pas juste, rendez-les moi. Ils ne peuvent pas s’évader comme moi, et ce n’est pas ici des coureurs de mer qui vous gardent quand ils vous ont pris pour qu’on ne puisse les dénoncer. »

La dame ne souriait plus.

« Pauvres enfants ! laissa-t-elle échapper. Si votre grand-père n’avait rien fait, on ne l’aurait pas arrêté.

— Le baron de Valjacquelein ne peut rien faire de mal… madame », cria presque le jeune cadet des Valjacquelein, les joues empourprées. La dame ne put retenir un mouvement.

« Ah ! c’est le baron de Valjacquelein qui est votre grand-père ? »

Le général s’avança.

« C’est bon. Votre grand-père et votre sœur ne sont pas arrivés à Nantes. Ils ont été délivrés en route par les Vendéens et je sais qu’ils ont pu passer en Angleterre. Si vous voulez essayer de les rejoindre, jeune homme, je vais vous faire donner un sauf-conduit. »

S’il le voulait !… Il aurait accepté un sauf-conduit pour la Chine et serait parti aussitôt si on lui avait dit que Grande Manon et grand-père y étaient.

« Ah oui, monsieur le chef ! s’écria-t-il, oubliant qu’il ne parlait plus au chef des contrebandiers.

— Il ne faut pas dire monsieur le chef, reprit la dame en riant de tout son cœur, il faut dire « mon général ».

Ce nom de général qu’Yvon n’avait jamais entendu prononcer qu’en lisant de l’histoire dans les livres, avec son grand-père, lui produisit la plus vive impression. Dans son esprit d’enfant (et il en était resté comme instruction à ce qu’il avait appris jusqu’à douze ans) un général, c’était quelque chose de très grand, presque un roi, qui commandait tout seul à des peuples et dirigeait leur sort à sa guise. Il s’écria, très troublé, très ému :

« Merci, mon général…, mais mon père, qui est à Paris, en prison…

— Votre père se tirera d’affaire, j’espère. Vous ne pouvez rien pour lui, ni moi non plus. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rejoindre votre grand-père, qui doit être à Londres.

— Et… la mère de Manette… ?

— Elle est aussi à Londres… Mais, mon enfant, ce que vous nous avez raconté me semble prouver (et ce général parlait d’une voix très douce, maintenant) que vous êtes né pour faire un soldat ou un marin, en tout cas un bon serviteur de la France. Quand vous voudrez, venez me trouver, je me charge de vous. »

Et il l’interrogea assez longuement sur le vaisseau contrebandier, son organisation intérieure, les parages qu’il hantait, et prit note des réponses sur un carnet. Quand Yvon raconta son évasion en compagnie de Barnabé, il parla de ce dernier avec chaleur, sans oublier l’abandon que son ami avait fait de l’argent de contrebande dans les troncs de l’église de Concarneau. Le général inscrivit le nom du matelot et dit :

« Soyez tranquille sur le sort de votre ami, je me charge de celui-là. »

La dame embrassa Manette, et le général congédia les deux enfants.

Au sortir de cette entrevue, Yves se sentit tout à fait un homme.

Le sauf-conduit lui fut délivré sur le vu d’un mot que le général lui avait donné.

Yvon et Manette partirent pour Londres. Le