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main énergique de ce bon grand dragon.

« De son vivant, personne ne lui rendait justice ; non, pas même grand’mère, malgré qu’elle en fit beaucoup de cas ; pas même moi, qui cependant l’aimais bien.

« Elle s’arrangeait de telle sorte qu’on ne songeait point à mesurer la tâche qu’elle avait assumée, je m’en aperçois aujourd’hui.

« Venez à mon secours, ma chère amie. Envoyez-moi la recette pour préparer le chocolat mousseux auquel Pétiôto nous a accoutumées. Il ressemblait si peu au liquide blanchâtre que nous sert Modeste ! Grand’mère en laisse la moitié, et, si moi j’absorbe toute ma tasse, ce n’est pas à sa qualité qu’il en faut faire honneur, c’est à mon appétit.

« Quand je saurai comment m’y prendre, je préparerai moi-même notre déjeuner du matin.

« Ce n’est pas tout… Je voudrais que vous me disiez ce qu’on peut lire pour amuser une personne de quatre-vingts ans, et s’amuser, soi, par la même occasion. Je ne dois plus songer à vagabonder des heures entières par le jardin ou le parc, ni à travailler dans ma chambre. J’ai conscience qu’il y aurait un réel manque de cœur de ma part à en agir ainsi.

« Toute mauvaise que je sois, tout incapable que l’on me juge de m’attacher aux autres ; — M. de Kosen se fait de grandes illusions s’il croit à la discrétion de ses fils ; ils m’ont répété dès le lendemain ce que leur père leur avait défendu de me dire ; — en dépit de l’égoïsme féroce dont on me gratifie, la pensée ne peut plus me venir de laisser grand’mère seule.

« Elle a un air de détresse qui fait pitié. Et puis… à vous à qui je dis tout, j’avouerai qu’une autre idée me trouble.

« Le bon Dieu doit nous prêter nos morts chéris comme d’autres anges gardiens : voilà ce que je me figure. Et, à présent que je sais tout ce que valait Sidonie, j’ai honte à penser qu’elle peut me voir débattre avec moi-même pour la plus petite concession à faire.

« Car… j’en suis là ! tout me coûte ; me coûte énormément ! Mais il me semble aussi que la chère âme m’encourage et m’aide.

« C’est égal… J’ai eu mes dix-huit ans ce matin. Si jamais j’avais cru consacrer ce jour solennel à jouer au piquet, à manquer une crème au caramel, — je l’ai manquée, pas d’illusion à me faire ! — à raccommoder un jupon dont grand’mère a déchiré hier la garniture ! …

« J’en pleure, ma mie Thérèse ! Vous n’auriez pas pleuré, vous, ma vaillante !

« Et puis, vous ne savez pas ? Nous sommes blottis sous la neige. Le toit en porte une telle charge que je me demande si, un de ces matins, il ne va pas s’effondrer. Je me figure être perdue au fond d’un désert où rien ne vit que moi et ceux qui m’entourent. Je suis obligée de fermer les yeux, parfois ; cette blancheur éclaire jusqu’à l’étincellement. C’est beau, c’est toujours beau ! C’est plus beau que jamais, ces montagnes qui se confondent avec le ciel presque blanc, lui aussi, mais d’une beauté trop austère, trop terrible pour moi.

« Et chaque jour la neige tombe et nous ensevelit un peu plus. Elle monte presque jusqu’à la fenêtre auprès de laquelle se tient grand’mère. Au fait, que vais-je vous raconter là, à vous, une Jurassienne !

« Sans compter que je ne vous entretiens que de moi. Ne montrez pas ma lettre au cher cousin que vous savez. Les autres, les fils de l’oncle Eusèbe, peu m’importe. Mais Hervé ! Ah ! non, il a déjà de moi une assez piètre opinion !

« Seulement, parlez de moi à Pompon et à Lilou. J’aurais du chagrin s’ils venaient à m’oublier. Est-ce bête ! Est-ce assez bête ! Je leur sais gré de m’avoir tant amusée avec leur bavardage… voilà… et aussi de m’aimer un peu.

« Allez-vous dans le monde ? Je réponds pour vous : « Non. » Je crois entrevoir l’atelier de M. Murcy quand vous y êtes tous réunis,