Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/513

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leur fait tête ; il blesse Bel Hadhri, qui tourne autour de lui comme une bête fauve ; il ne peut recharger son arme, et ses pistolets sont vides ; c’est à coups de crosse de fusil qu’il se défend dès lors contre ces trois adversaires acharnés à sa perte : il les traite de chiens, fils de chiens, de traîtres à la cause sainte ; il leur jette à la face toutes les injures, toutes les malédictions. Son arme tourne au-dessus de leur tête comme tourne la meule du trépas ; mais ses ennemis, surtout les deux jeunes gens, sont d’habiles et vigoureux cavaliers ; ils évitent ses formidables coups, et sa massue ne rencontre que le vide.

« La partie était trop inégale pour se prolonger davantage. Une balle lui brise l’épaule ; une autre le frappe à la tête ; une troisième, tirée à bout portant, lui traverse la poitrine. Il tombe sanglant sous le ventre de son cheval ; mais ses cavaliers parviennent à l’emporter, mortellement atteint, hors du champ de combat.

« La lutte prend dès lors des proportions inouïes, et tout à fait inusitées dans les conflits entre Arabes : les partisans du marabout jurent par Dieu qu’ils le vengeront. La mêlée devient furieuse ; bientôt il pleut du sang ; les rebelles se précipitent en désespérés au milieu des assaillants. Il y a quelque chose de sinistre dans ces sables qui restent muets sous les pieds des chevaux roulant cette tempête humaine, laquelle, sur son passage, tigre de flaques rouges les fauves solitudes où elle se meut. Les chevaux, qu’enivrent la poudre et les bruits de la mêlée, sont à l’unisson des cavaliers : l’œil en feu, les naseaux grands ouverts, les oreilles droites et menaçantes, ils partagent leur fougue et leur rage ; leurs entrailles bondissent et grondent dans leurs flancs. Les cadavres des deux partis sont gisants, confondus, sur le passage de l’ouragan : des selles se vident à chaque instant, et des chevaux errent effarés et sans maître autour du champ de combat.

« Mais la chute du marabout, — qu’on croyait mort — ayant donné une nouvelle énergie à la résistance, il fallut bientôt engager toutes les réserves des goums, lesquelles, par un vigoureux et suprême effort, achevèrent la défaite des partisans du marabout, qui durent céder le terrain en abandonnant leurs tentes restées debout, leurs bagages et leurs troupeaux.

« Jamais, depuis le commencement de la campagne, les goums n’avaient déployé autant d’entrain, ni montré pareil acharnement dans les combats contre leurs coreligionnaires. Il est vrai de dire que nos goums étaient las de cet état de guerre qui durait depuis près d’un an, et qu’ils pensaient y mettre fin par la mort du chef de l’insurrection.

« Les pertes des deux côtés avaient été énormes ; les nôtres s’élevaient au chiffre de cinquante tués et de dix-sept blessés, et à une quarantaine de chevaux tués ou fourbus. On estime que celles des rebelles ont dû être supérieures aux nôtres.

« Le butin a été immense et nos goums eurent l’amer regret de manquer de moyens de transport suffisants pour emporter le tout ; ils en laissèrent sur le terrain de quoi charger des centaines de chameaux. Les chevaux eux-mêmes ployaient sous le faix des dépouilles de l’ennemi.

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« Cette belle journée avait été rude pour tout le monde ; car le combat n’avait pas duré moins de cinq heures, de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi… Il serait assez difficile de préciser de quel fusil venait la balle qui a déterminé la glorieuse fin de Sid Mohammed Ould Hamza (qui, du reste, ne mourut que dix-huit jours après le combat) ; le fils d’El Hadj Kaddour et celui de Si Ahmed Ould Kadi se disputèrent l’honneur de lui avoir porté le coup mortel[1]. »

  1. Colonel C. Trumelet, Histoire de l"Insurrection des oulad Sidi ech Cheikh.