Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/548

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père !… Comment vont-ils soutenir, en dépit de tout leur courage, l’intolérable angoisse de cet inconnu affolant qui désormais va envelopper le destin de ceux qu’ils aiment ?… Leur raison cédera sous un poids trop lourd ; cette maison si belle, si florissante si unie, s’en ira en pièces, se désagrégera misérablement… Oh ! pourquoi, pourquoi avons-nous quitté l’abri paisible retrouvé après tant d’orages ?… »

Ainsi le jeune homme, en dépit de toute sa fermeté, se lamenta pendant quelques instants de désarroi. Mais le découragement ne pouvait longtemps dominer son cœur généreux : il fallait des circonstances véritablement anormales pour qu’il en souffrît même les approches. À peine fut-il conscient du tour involontaire qu’avait pris sa méditation qu’il se tança vigoureusement :

« Eb quoi ! En suis-je déjà là ?… à me demander pourquoi nous avons quitté la maison ? Pour faire notre devoir, voilà tout ! Allons-nous geindre ou nous considérer comme des héros pour une chose si simple ? Nous avons fait ce que nous devions — rien de plus — et il est advenu ce qu’il a pu. Foin de regrets et de vaines récriminations ! Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers, n’est-ce pas ? qui souffrirons et peinerons dans ce monde. Admettons, si l’on veut, que nos difficultés ne sont pas banales, et n’en parlons plus, sinon pour lutter en hommes contre elles !… »

Se levant d’un bond, il enfila ses habits et, sortant de la caverne sans déranger le sommeil de ses compagnons, dévala le sentier abrupt qui menait à la grève. Courant d’un pied léger jusqu’à la fontaine qui, la veille, avait arrosé le souper, il se débarrassa de ses vêtements, se plongea dans un des petits bassins qu’elle formait avant d’aller se perdre dans la mer ; et, habitué dès l’enfance aux ablutions glacées, il acheva de retremper son courage dans ce baptême matinal.

« Là ! disait-il, s’ébrouant à l’aise, de quoi peut-on se plaindre quand on a son tub ?… Selon l’expression pittoresque de notre Martine, on vaut deux sous de plus, après cette lessive. Chère Martine ! que dirait-elle si elle nous voyait ici ?… Allons ! pas d’attendrissements ! … Regardons les choses par le bon côté. C’est une chance incontestable d’avoir cette belle eau courante et limpide sur une terre d’aspect si rébarbatif ; de n’en être pas réduits, comme les musulmans, au bain de sable, ou, chose plus terrible encore, privés d’eau potable… Mais, par quel hasard cette source si pure continue-t-elle à jaillir librement au milieu des glaces et du paysage revêche qui nous entourent ?… Henri, qui sait tout, m’expliquera ce paradoxe. Ah ! à ce propos, n’oublions pas de voir ce que devient ce cher frère… Ou je me trompe fort, ou il est déjà en train de se maudire pour m’avoir mis dans ce pétrin. »

Regagnant à longues enjambées le chemin de la caverne, Gérard trouva en effet son frère réveillé et accoudé dans une attitude qui n’exprimait pas précisément la résignation. Par l’étroite ouverture de la grotte, un pâle soleil, envoyant à l’intérieur ses obliques rayons, éclairait le spectacle toujours attristant des lendemains de débâcle ; des ballots à moitié éventrés, empilés sans ordre, des lits dressés à la diable, et, accablés sous le pesant sommeil de la défaite, les visages pâles et baves des vaincus.

« Te voilà comme Marius sur les ruines de Carthage ! fit Gérard, renfonçant l’émotion que lui causait la physionomie attristée de son frère. Je viens de prendre mon bain : imite-moi. Cela te fera le plus grand bien du monde. Puis tu mangeras un morceau — nous n’avons besoin de réveiller personne ; toutes nos provisions personnelles sont encore intactes dans les flancs de l’Epiornis. Aussitôt que tu seras lesté, nous partirons à la découverte, si tu en es d’avis… Tiens ! ajouta Gé-