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matin ; il ne servirait de rien de lui en choisir une autre…

— Quoi ? redescendre déjà ? répliqua Gérard. Je n’ai pas vu la moitié de ce que je voudrais examiner. Regarde donc là-bas, on dirait la terrasse d’un château naturel : je distingue comme la colonnade d’un péristyle, plus bas, et les piliers d’une porte monumentale… Tout cela grossièrement modelé, sans doute ; mais l’ensemble est d’un effet saisissant. Qui sait si ce n’est pas là la demeure du morose enchanteur à qui appartient ce domaine ?… Distingues-tu, Henri ?

— Oh ! moi, dit Henri en riant, je n’ai ni tes yeux — ni ton imagination. On gèle par ici. J’ai hâte de revoir un climat moins rude et, pour tout dire, cette ascension m’a creusé l’estomac. Je ne serais pas fâché de casser une croûte.

— Voici, monsieur est servi, répondit Gérard tirant de sa poche un biscuit, tandis qu’ils se mettaient à dévaler l’âpre sentier qui les avait menés au sommet. Dis après cela que je ne songe pas à tout !

— Merci. Mais n’est-ce pas céder à une gourmandise injustifiée ? demanda Henri pris de scrupule. Nos provisions, c’est notre ancre de salut ; il faudrait y songer à deux fois avant de se permettre une bouchée de trop…

— Mange à ta faim, frérot. J’ai un moyen de reconstituer en partie notre lardoir, dit Gérard avec désinvolture.

— Pas possible !

— Mais si ! La chasse. N’est-ce pas tout indiqué ?

— La chasse ? Quelques misérables mouettes ou pingouins mal nourris !

— Puisqu’ils ont élu domicile en ce lieu, c’est qu’ils ne s’y trouvent pas trop mal. Ils ne sont pas comme nous forcés d’y demeurer, n’est-ce pas ? Et j’espère bien, avec leur collaboration, varier agréablement notre ordinaire. Mais ce n’est pas tout… Te le dirai-je ? Je voulais t’en faire une surprise…

— Dis toujours. Ce sera encore une surprise.

— Aussi bien, tu as raison. Sache donc que je médite de produire à l’un de nos prochains banquets un plat de poisson — c’est-à-dire aussitôt que j’aurai fabriqué mon épervier.

— Au milieu de ces icebergs, du poisson ? Tu rêves, Gérard !

— Je ne rêve pas. Je l’ai vu ! Ce matin même en barbotant dans l’eau ; tout juste à l’endroit où la fontaine va tomber dans la mer. J’ai vu ses gros yeux affamés, en quête de butin, et je me suis promis de le mettre avant peu dans ma poêle.

-Auras-tu au moins une poêle ? La batterie de cuisine doit avoir été singulièrement culbutée et dispersée au milieu de tant de soubresauts.

— Si je n’ai pas de poêle, je ferai rôtir ma proie entre deux pierres, avec l’aide de Le Guen, qui s’y entend comme pas un. Ce n’est pas la première fois que nous cuisinerons ensemble.

— Quel homme tu es, Gérard ! remarqua Henri lorsque, après une laborieuse descente, les deux frères eurent regagné le pied de la falaise. Quelle constance, quel courage, quel esprit de ressource tu montres à chaque minute ! Que ferais-je sans toi, grands dieux ?

— Toi ? tu feras les inventions, les découvertes, les prodiges pour lesquels tu as été créé et mis au monde. Ne tarde pas à établir commodément ton laboratoire, ton cabinet d’études ; et là, travaillant avec le cher M. Wéber, vous trouverez bien moyen à vous deux de reconstruire l’une ou l’autre des machines fracassées ; de nous rendre au monde des vivants… Et si, en attendant, nous vaquons, nous le menu fretin, à la question des vivres, conviens que notre part n’est pas la plus glorieuse…

— Au fond, reprit Henri après un moment de silence, la présence du poisson dans ces