Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/702

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Avant même qu’il fût sorti de la cachette où il s’était tapi pour être plus sûr de n’être pas rattrapé trop vite, on avait levé l’ancre, on était en pleine mer. Depuis cette heure fatale, que de coups ! que de mauvais traitements !… De place en place, il s’était échoué sur le Silure ; devenu le souffre-douleur de Jack Tar et Compagnie, il avait abandonné tout espoir de revoir jamais le toit paternel, le sol natal, perdus par sa faute…

Aussi sa joie présente tenait du délire. Djaldi ne se connaissait plus. Des cris, des exclamations lui échappaient à tout instant ; des pleurs ruisselaient sur sa figure brune ; il se serait certainement laissé choir de nouveau par-dessus bord si Gérard, debout au gouvernail, ne l’eût retenu par sa blouse de cotonnade.

« Une idée me vient, dit-il à Henri après avoir prêté l’oreille à l’histoire que Djaldi allait répétant avec fièvre, au milieu de mille détails incohérents ; c’est que le père de cet enfant pourrait nous être d’un réel secours. Il est guide, interprète de profession : nous avons besoin de l’un et de l’autre ; il est pauvre : une bonne prime à gagner pourra stimuler son zèle ; enfin ce doit être un brave cœur : il n’y a qu’à voir la tendresse qu’il a su inspirer à ce désobéissant petit coquin… »

En ce moment les exclamations de Djaldi deviennent des clameurs assourdissantes :

« Là ! Là !… Ici ! ici !… Sahib, c’est mon pays ! C’est la maison de mon père ! Je la reconnais !… Oh ! si je pouvais apercevoir ma mère, mes jeunes frères !… Oh ! Sahib, descendons, descendons vite !…

— Aussitôt que l’obscurité viendra… patiente un peu… Nous aussi, nous avons hâte d’atterrir, va… En attendant, désigne-moi bien exactement la maison.

— Là, Sahib, là !… Vois-tu cette case blanche en forme de ruche d’abeilles, protégée par un grand arbre, c’est là que vit mon père — un homme juste — attendant les voyageurs pour les guider le long de la route, de Kandy à Colombo, car il y a plus d’un passage périlleux sur la Corniche.

— Ton père est guide de profession ?

— Et aussi interprète. Et moi-même je l’ai quelquefois aidé, car je connais bien les chemins et un peu d’anglais et de français, comme tu vois… Plus d’une fois j’ai mené des étrangers visiter les grottes qui se trouvent dans le voisinage…

— Des grottes ? Crois-tu que nous pourrions cacher le grand oiseau dans l’une d’elles ?

— Nous pourrions y en cacher dix mille, répliqua Djaldi avec fierté. Ce sont les génies eux-mêmes qui les ont creusées.

— Gérard, dit soudain Henri, nous voici très évidemment au-dessus du camp des prisonniers !… Là, sur la gauche, ce grand emplacement enclos de palissades, avec cette cohue de charrettes, de cabanes mal rangées, cette foule qui semble grouiller comme une fourmilière…

— Ce ne peut être, en effet, que le camp !… Est-il possible, quand la terre est si grande, d’entasser ainsi les uns sur les autres tant d’êtres humains, au mépris de toutes les lois sanitaires !

— Ceux qui ordonnent de pareils crimes de lèse-humanité auront à répondre de bien des vies précieuses, froidement sacrifiées sans nécessité, sans justification aucune, reprit Henri, les dents serrées. Quand donc pourrons-nous savoir si la malheureuse enfant a pu résister à cette atroce captivité.

— Tranquillise-toi, dit Gérard affectueusement. Si quelqu’un est capable de se tirer de cette dure épreuve, c’est Nicole. Elle a le courage indomptable que rien n’abat et ne déconcerte ; et, sous la finesse délicate de son extérieur, une solidité que bien des gens de mine plantureuse et exubérante pourraient lui envier. Rappelle-toi ce que nous disait le capitaine Renaud des fatigues supportées par elle sans qu’elle en parût affectée. Crois-le,