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de la bande charbonna, sur les murs, des chais supportant des rangées de tonneaux marqués des plus grands noms de l’armorial des vins de France et même de l’étranger.

29 novembre. — Brrr ! quel froid ce matin, par ce temps gris et triste. Nous nous sommes arrêtés à plusieurs reprises pour nous réchauffer aux flammes de touffes d’alfa auxquelles nous avions mis le feu.

Tourné à l’Est, en abandonnant la route vers le quarante-cinquième kilomètre.

Ce village, là-bas…, dressé sur la rive gauche de l’oued es Seguia, c’est Si el Hadj ben Amer.

Depuis qu’il fut rasé par les tribus du Zegdou, il ne s’est qu’imparfaitement relevé de ses ruines. Car, moins généreux que ses voisins des Arbaouat ou de Ghassoul, le marabout qui dort sous cette belle koubba, au milieu du cimetière, n’a point voulu secourir par quelque nuée vengeresse le ksar qu’il fonda, auquel il donna même son nom. Sans doute que ses enfants méritaient leur sort, juste châtiment de leurs nombreux péchés.

Le digne Si el Hadj ben Amer fut le premier maître de Sidi Cheikh. C’est lui qui forma son enfance, le gardant auprès de lui jusqu’à l’âge de sept ans. C’est lui également qui le fit envoyer auprès de Sidi Abd er Rahman. Il acquit ainsi la gloire d’avoir été le premier à pressentir les hautes destinées réservées à cet enfant.

À peu de distance de Kerakda, l’oued es Seguia, se réunissant à l’oued Ksar el Ahmar, forme une large rivière, au lit en partie boisé, qui, coupant droit à travers le Djebel el Ghiar par une brèche colossale, va lécher les jardins de Kérakda et, plus loin, contribuer à former l’oued Seggueur.

Sur un mamelon plus élevé, un amas de ruines dont quelques-unes seulement sont habitées par deux ou trois familles des Laghouat du Ksel, voilà Kerakda. C’était cependant autrefois un village riche et puissant. Mais lorsque la chamelle blanche qui portait le corps de Sidi Cheikh arriva sous ses murs, et qu’elle ralentit un peu sa marche, les gens du ksar, craignant qu’elle ne s’arrêtât chez eux, supplièrent :

« Ô grand Saint, ô Sidi Cheikh, notre père, ne choisis pas Kerakda pour l’emplacement de ta tombe. Sans quoi tes enfants viendront s’y installer et nous serons obligés de nous en aller. »

La chamelle, à ces mots, se redressa et continua son chemin sur El Abiod. Mais la malédiction du mort s’étendit depuis ce jour sur le village dont les pierres entassées peuvent seules aujourd’hui témoigner de l’antique puissance.

Déjeuner frugal ; aussitôt après, mise en route pour El Melah — le sel.

Quatre à cinq kilomètres dans l’alfa sous la brume froide qui commence à tomber. La montagne, dont le piton noir est d’abord seul visible, émerge peu à peu. Les irisations de ses flancs, recouverts par endroits de blanches floraisons salines, font penser à quelque gigantesque palette, aux couleurs mélangées de larges plaques de gouache.

Au pied même coule un ruisselet saumâtre auprès duquel des moutons, — des prés-salés pour sûr, — paissent une herbe courte et rare.

L’envie nous prend de grimper au sommet. Ascension fatigante. Sur le sol marneux, nu, rendu glissant par la pluie, on n’avance qu’en se cramponnant nerveusement pour ne pas dégringoler dans quelque trou. De-ci, de-là, le sol fendu découvre des rochers de sel gemme ; ou bien des excavations s’entrebâillent, laissant apercevoir des stalactites d’un blanc immaculé.

Sur l’autre versant, Tiout et Leïla, qui nous ont suivis et qui tirent la langue, apercevant une miniature de lac empli d’une eau claire et pure, s’y précipitent pour lapper à leur aise : affreuse déception : « Pouah ! que c’est amer ! »