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vence[1], Marie de Ventadour[2], la comtesse de Die[3], la dame de Castelloze[4], Germonde, dame de Montpellier[5], et bien d’autres. Au milieu de cette foule de troubadours et de trouvères qui imprimèrent un cachet si poétique au treizième siècle, la France septentrionale vit briller une seule femme, la première de son sexe dont nous possédons les écrits. Connue sous le nom de Marie qu’elle se donne, elle croit cependant devoir y ajouter celui de sa patrie :

Marie ai nun, si sui de France[6] ;

Mais là se bornent les détails qui la concernent ; il a fallu qu’un poète satirique se chargeât de nous apprendre qu’elle était née en Picardie :

Femme ne pense mal, ne nonne ne béguine,
Ne que fait le renart qui happe la geline,
Si com le raconte Marie de Compiègne[7].

Quant à la cause de son séjour en Angleterre, ce qui touche sa personne, son rang, sa vie privée, elle n’en dit pas un mot. Marie, aussi bien que Wace, Benoît de Saint-Maure, Denis Pyrame, Guernes de Pont Saint-Maxence, fut sans doute attirée à la cour des rois anglo-normands par la protection et les encouragements que les successeurs de Guillaume le Conquérant accordaient aux trouvères, et qu’on leur refusait en France depuis les mesures de rigueur prises contre les jongleurs par Philippe-Auguste et renouvelées sous le règne de saint Louis. On est de même réduit aux conjectures sur les personnages auxquels notre poète fait hommage en ses vers. L’épilogue des fables de Marie renferme une dédicace au comte Guillaume[8]. L’abbé de La Rue, dans ses préoccupations anglo-normandes, veut que ce soit Guillaume Longue-épée, fils naturel du roi Henri II et de la belle Rosemonde[9] ; Roquefort partage cette opinion[10] ; Robert prétend que c’est Guillaume d’Ypres[11]. Legrand d’Aussy pense que ce comte est Guillaume de Dampierre, et il pourrait bien avoir raison, si l’on en croit le témoignage de auteur de la branche du Couronnement de Renart. Ce trouvère dédie son poème au vaillant Guillaume, comte de Flandre, pour offrir un modèle d’honneur à sa famille. Dans leur rage de ne pouvoir obtenir accès auprès du comte, la Médisance, l’Envie, l’Orgueil firent tant qu’ils parvinrent à le tuer en trahison dans un tournoi. « Ah ! comte Guillaume, s’écrie le trouvère, vous n’étiez avide que d’honneur, et l’on vous regardait avec raison comme seigneur légitime : il ne faut pas s’étonner si le marquis de Namur vous ressemble, car jamais il n’eut recours à la renardie (fausseté) »[12]. — « Et voilà, continue le trouvère, pourquoi j’ai pris pour sujet de mon prologue l’éloge du comte Guillaume, à l’exemple de Marie, qui traduisit pour lui les fables d’Izopet ».[13] le doute n’est guère possible ; c’est bien du comte Guillaume de Dampierre II, tué en 1251, dans un tournoi à Trasegnies, que le trouvère parle. Un autre contemporain de Marie, qui vivait aussi à la cour des rois anglo-normands, Denis Pyrame, auteur de l’agréable roman de Partonopeus, comte de Blois, va nous donner à son tour quelques détails sur les productions de notre poète. « Ses lais, dit-il, lui ont valu de grands éloges de la part des nobles personnages de la cour ; ils se les font souvent lire ou raconter[14]. Les dames elles-mêmes y prennent grand plaisir, et les trouvent fort à leur gré. On comprend le goût des dames pour un genre de poésie consacré à célébrer leurs louanges. » La postérité a sanctionné ces éloges. Le lai des Deux Amants, touchante aventure, dont le fond paraît emprunté à l’histoire ecclésiastique de Normandie, est cité dans le roman de Giron le Courtois ; ce lai était aussi connu des troubadours, ainsi qu’il résulte d’un passage du Roman de Jaufre, et le lai du Frêne semble avoir servi de type à l’intéressante nouvelle de Grisélidis, comme celui du Laustic ou du Rossignol a fourni les éléments du joli conte de l’Oiseau bleu, par Perrault.

Marie attache ses lecteurs par le fond de ses récits, empreints d’une douce sensibilité, rare chez les trouvères, par l’intérêt, par la grâce qu’elle sait y répandre, par son style, simple et naïf. Sa narration, toujours claire et concise, ne laisse rien échapper d’essentiel dans les descriptions ou dans ses portraits. Elle nous peint avec beaucoup de grâce la fée qui vient délivrer l’infortuné Lanval. Cette fée était d’une beauté surnaturelle et presque divine, et montait un cheval blanc si bien fait, si souple, si bien dressé, qu’on ne vit jamais sous les cieux un si rare animal. L’équipage et les harnais étaient si richement ornés qu’aucun souverain du monde n’aurait pu s’en procurer un pareil sans engager et même sans vendre sa terre. Un vêtement du plus grand prix laissait apercevoir l’élégance et

  1. Raynouard, Choix des Poésies originales, des troubadours, t. V, p. 123.
  2. Ibid., t. V, p. 257.
  3. Ibid., t. iii, p. 22-26, et t. V, p. 123.
  4. Ib., t. iii, p. 368-372, et t. V, p. 111.
  5. Ib., t. IV, p. 319-327 ; t. V, p. 165.
  6. Roquefort, Poésies de Marie de France, t. II, p. 401.
  7. Jehan Dupain, l’Évangile des Femmes, Jongleurs trouvères, publié par A. Jubinal, p, 26.
  8. Pur amur le cumte Willyaume,
    Le plus vaillant de cest royaume.
    M’entremis de cest livre feire
    Et de l’angleiz en roman treire.


    Roquefort. Poésies de Marie de France, t. II, p. 401.

  9. Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères, t. iii, p. 71.
  10. Poésies de Marie de France, t., Ip. 20.
  11. Fables inédites des douzième, treizième et quatrième siècles, t., ip. cliv.
  12. Ces dernières lignes font sans doute allusion à la longue querelle entre Guillaume et Jean et Baudouin d’Avesnes, ses frères utérins et ses compétiteurs au titre de comte de Flandre. Voir Histoire du Hainaut par J. de Guise, liv. XX, t. XV, p. 21, 23 et passim. Le chroniqueur raconte le meurtre du comte Guillaume de Dampierre au chap. cxxxii du même livre.
  13. Roman du Renart, t. IV, v. 3324 et 3360.
  14. Roman de Tristan, 2 vol. pet. in-8o ; Londres et Paris, 1835, t. I, p. cviii.