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Contes

ses comptes vis-à-vis du sort, qui évidemment s’était acharné à le maltraiter ; il semblait ne plus attacher aucun prix aux choses d’ici-bas, et moins encore à sa propre personne. Rien n’était plus capable de l’émouvoir à travers l’épaisse atmosphère d’abjection dont sa conscience s’était cuirassée et où il se complaisait.

Cependant de ses yeux creux et étincelants jaillissait une lueur spirituelle, et le reflet d’une âme noble ; et souvent sur son visage se peignait l’expression subite d’une ironie amère. Dans ces instants, il était difficile d’attribuer à autre chose qu’à une dérision perfide les manières, empreintes d’une soumission outrée, qu’il avait adoptées envers tout le monde, mais particulièrement envers son directeur, homme plein d’amour-propre et de fatuité.

Chaque dimanche, il avait l’habitude de venir s’asseoir à la table d’hôte de la première auberge de la ville, choisissant toujours la place la plus humble ; il était vêtu ce jour-là d’un habit propre et bien brossé, mais dont la couleur équivoque et la coupe encore plus étrange signalaient l’acteur d’une époque bien reculée. Il mangeait alors d’un bon appétit, quoiqu’il fût très sobre, surtout sous le rapport du vin, et qu’il ne vidât presque jamais à moitié seulement la bouteille placée devant lui. S’abstenant de prononcer une seule parole, il s’inclinait humblement, chaque fois qu’il buvait, vers l’aubergiste, qui l’admettait ainsi gratis le dimanche à sa table, à cause des leçons d’écriture et de calcul qu’il donnait à ses enfants.