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et qu’il serait niais et inutile d’attendre mon salut de vous. Allez-y, voyez-la, acceptez sa main, et pour que tout s’accomplisse selon la volonté des étoiles, que rien d’étranger ne s’y trouve mêlé, ne faites même pas usage du verre microscopique.

— Ordinairement, répondit Peregrinus votre cœur est ferme, monsieur Floh votre esprit est fort, et maintenant vous êtes timide et découragé. Mais soyez aussi savant qu’il vous plaira, lors même que l’élément du fameux septième Nunius Rorar élèverait votre intelligence bien au-dessus de la nôtre, vous n’avez du moins aucune juste idée de ta forte volonté de l’homme, et la placez beaucoup trop bas. Encore une fois, je ne manquerai pas à la parole que je vous ai donnée, et pour vous prouver combien ma résolution de ne plus voir la petite est inébranlable, je vais me lever et me rendre chez le relieur Lammer Hirt, comme je me le suis proposé hier au soir.

— Ô Peregrinus s’écria maître Floh la volonté des hommes est une chose fragile, elle est souvent le jouet du zéphyr. Plus d’une existence n’est qu’un vouloir continuel, et beaucoup, par l’effet même de leur volonté, ne savent plus ce qu’ils veulent à la fin. Vous vous proposez de ne plus revoir Elverding, et qui vous répond que cela n’arrivera pas dans l’instant même où vous en parlez ?

Et chose étrange, ce que maître Floh avait prophétisé se réalisa.

Peregrinus se leva, s’habilla, et voulut, fidèle à son idée, se rendre, chez le relieur Lammer Hirt ; mais lorsqu’il passa devant la chambre de Swammerdam la porte s’ouvrit toute grande, et Peregrinus ne sut pas lui même comment il se fit qu’il se trouva tout à coup donnant le bras à Swammerdam jusqu’au milieu de la chambre, devant Dortje Elverding, qui, toute joyeuse, lui jeta sans contrainte mille baisers, et lui dit d’une voix argentine :

— Bonjour, mon bien cher Peregrinus.

Pépusch se trouvait aussi dans la chambre et regardait en sifflant en dehors de la fenêtre ouverte. Il la ferma avec force et se retourna.

— Ah ! te voilà ? s’écria-t-il en voyant son ami Peregrinus. Tu viens rendre visite à ta fiancée ; c’est dans l’ordre, et un tiers est toujours de trop dans un pareil moment. Je vais m’en aller ; mais avant je dois te dire, mon bon ami Peregrinus, que Georges Pépusch fait peu de cas des dons qu’un ami charitable jette au pauvre pécheur comme une aumône. Garde tes cadeaux, je ne veux rien te devoir. Prends la belle Gamaheh, qui t’aime si tendrement ; mais évite avec soi que le chardon Zéhérit ne prenne racine dans ta maison et n’en fasse écrouler les murs.

Le ton et les manières étaient bien près de la grossièreté la plus excessive, et Peregrinus fut saisi d’un profond chagrin en voyant que Pépusch ne l’avait pas compris.

— Jamais je n’ai eu l’idée, lui dit-il sans chercher à cacher sa tristesse, de me mettre sur ta route. Si tu n’étais pas égaré par le démon de la jalousie, tu comprendrais que je n’ai pas eu une seule des pensées que tu te plais à me prêter. Je ne chercherai pas à étouffer les serpents que, pour ton propre tourment, tu nourris en ton cœur. Je ne t’ai jeté aucun don, je ne t’ai fait aucun sacrifice, en refusant le plus beau et peut-être le plus grand bonheur de ma vie. J’y ai été forcé par d’autres devoirs, par une promesse irrévocable.

Pépusch, plein de rage, serra ses poings et leva la main sur son ami ; mais la petite s’élança entre eux, et saisit la main de Peregrinus en disant avec un sourire :

— Ne t’occupe pas du chardon ; il n’a que des sottises en tête, et est roide et revêche comme tes plantes de sa race, sans savoir positivement ce qu’il veut. Tu es à moi et resteras à moi, Peregrinus, mon cher bien-aimé.

Et la petite attira Peregrinus sur le canapé, et sans plus de façon vint s’asseoir sur ses genoux. Pépusch, après s’être suffisamment rongé les ongles, s’élança au dehors.

La petite, dans son féerique et séduisant costume de gaze d’argent, était plus gracieuse, plus attrayante que jamais. Peregrinus se sentait pénétré de la chaleur électrique de son corps, et pourtant il sentait aussi un souffle mystérieux et glacial comme l’haleine de la mort. Pour la première fois il crut remarquer dans le regard de la petite quelque chose de fixe et d’inanimé, et le ton de sa voix, et même le frôlement de son étrange costume argenté semblaient trahir la présence d’un être à éviter. Il se sentit comme oppressé en pensant que, lorsque Dortje avait parlé sans déguiser sa pensée, elle portait un costume pareil. Il ne savait pourquoi il se préoccupait de l’étoffe de cette robe, mais tes pensées d’étoffe et de personnage de l’autre monde étaient forcées de se présenter ensemble, comme un rêve réunit les objets tes plus hétérogènes, et l’on regarde comme insensé tout ce dont on ne peut pas comprendre le trop profond enchaînement.

Peregrinus était loin de vouloir tourmenter la charmante enfant par des soupçons probablement mal fondés ; il domina donc ses sentiments de toute sa puissance, et attendit un moment favorable pour éviter les étreintes de ce serpent du paradis.

— Mais, mon doux ami, lui dit enfin Dortje, pourquoi te trouvé-je aujourd’hui aussi glacial et aussi insensible ? Qu’as-tu donc dans l’esprit ?

— J’ai la migraine, des vapeurs, de sottes idées, rien autre chose, ma douée amie, répondit Peregrinus aussi tranquillement que cela lui fut possible ; laisse-moi sortir, et dans quelques minutes tout cela sera passé, et puis j’ai des affaires qui me demandent.

— Tu mens, s’écria la petite en quittant avec rapidité ses genoux, mais tu es un méchant singe qu’il faut apprivoiser.

Peregrinus se sentit joyeux lorsqu’il fut dans la rue ; mais maître Floh riait et balbutiait sans cesse dans la cravate de Peregrinus. Il témoignait sa joie par ses gestes, et applaudissait si fort de ses mains de devant, qu’on les entendait résonner.

— Ô fou que je suis ! s’écriait-il dans le débordement de son immense joie ; insensé, qui doutais de la victoire là où il n’y avait pas de combat ! Oui, Peregrinus, vous aviez déjà vaincu dans un moment où la mort même de votre bien-aimée n’avait pu vous faire changer de résolution. Laissez-moi pousser des cris de joie, laissez-moi chanter, car, ou je me trompe fort, bientôt va le lever le beau soleil qui éclaircira tant de mystères.

Lorsque Peregrinus frappa à la porte de Lammer Hirt, une douce voix de femme cria :

— Entrez.

Il ouvrit la porte. Une jeune fille qui se trouvait seule dans la chambre s’avança vers lui, et lui demanda d’un ton affable ce qu’il demandait.

Le lecteur se contentera de savoir que cette jeune fille pouvait avoir dix-huit ans ; qu’elle était plus grande que petite, élancée et parfaitement faite ; qu’elle avait des cheveux noirs et des yeux bleu foncé, et que sa peau semblait être un tissu tendrement velouté de lis et de roses. Mais ce qui valait mieux encore, c’est que la figure de la jeune fille présentait ce tendre mystère de candeur juvénile, ce charme d’un amour céleste que plus d’un ancien peintre allemand a représenté dans ses tableaux. Lorsque Peregrinus regarda la belle jeune fille, il lui sembla qu’il avait été chargé de fers écrasants, qu’un pouvoir céleste protecteur avait brisés, et que devant lui était l’ange de la lumière, destiné à le conduire dans le royaume des désirs et des joies ineffables de l’amour.

La jeune fille rougit de se voir ainsi regardée, et dit pour la seconde fois en baissant pudiquement les yeux :

— Que demandez-vous, je vous prie ?

Peregrinus bégaya avec peine :

— Le relieur Lammer Hirt demeure-t-il encore ici ?

— Il y demeure toujours, reprit la jeune fille, mais il est sorti.

Alors Peregrinus parla confusément de reliures qu’il avait commandées, de livres que Lammer Hirt devait lui procurer ; enfin il commença à désigner plus distinctement, et se souvint entre autres d’une magnifique édition de l’Arioste qu’il avait donnée.

La jeune fille tressaillit, comme frappée d’une commotion électrique ; elle joignit les mains et s’écria, les larmes aux yeux :

— Ah Dieu ! vous êtes monsieur Tyss.

Et elle fit un mouvement comme si elle voulait prendre la main de Peregrinus ; mais elle fit rapidement un pas en arrière et soupira profondément. Alors un gracieux sourire fit rayonner son visage comme une délicieuse aurore, et elle l’accabla de remerciements et de souhaits de bonheur, comme le bienfaiteur de ses parents, et comme celui qui avait apporté aux enfants la joie et le plaisir, en leur donnant avec douceur, avec bienveillance, des jouets au dernier Noël. Elle débarrassa aussitôt le fauteuil de son père, tout chargé de livres, d’écritures, de cahiers, de feuilles votantes, l’approcha, et faisant gracieusement les honneurs de la maison, invita Peregrinus à s’y asseoir. Puis elle alla chercher l’Arioste, supérieurement relié, en frotta légèrement le maroquin avec un chiffon de laine, et présenta à Peregrinus ce chef-d’œuvre de la reliure, les yeux brillants et bien certaine que le travail artistique de son père allait être applaudi.

Peregrinus tira de sa poche une pièce d’or ; mais la jeune fille la refusa, donnant pour prétexte que, ne connaissant pas le prix convenu, elle ne pouvait rien recevoir ; et elle pria Peregrinus d’attendre que son père fut revenu. Celui-ci remit vite en place la pièce de vil métal, qui semblait se fondre dans sa main.

La jeune fille prit une chaise ; Peregrinus, par instinct de politesse machinale, se précipita pour l’approcher lui-même. Au lieu de la chaise, il prit la main de la jeune fille, et il crut en la serrant sentir aussi une pression presque imperceptible.

— Ah ! le vilain petit chat ! dit la jeune fille en se jetant tout à coup de côté pour ramasser un écheveau de fil que le chat emmêlait de ses pattes de devant ; et puis, avec une candeur enfantine, elle conduisit Peregrinus au fauteuil, et le pria de nouveau de s’asseoir puis elle vint prendre place devant lui en tenant en main un ouvrage de femme.

Peregrinus se trouvait comme sur une mer irritée au milieu de l’orage.

— Ô princesse ! dit-il.

Le mot lui échappa sans savoir comment. La jeune fille le regarda stupéfaite, et il reprit du ton le plus doux et le plus tendre :

— Ma chère jeune fille !

Elle rougit et dit avec un embarras juvénile :

— Mes parents m’appellent Rosine : donnez-moi aussi ce nom, mon cher monsieur Tyss, car je suis encore une enfant, et vous aimez tant les enfants, qui pour vous sont remplis de respect.