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contes mystérieux.

son Arlequin, celui-ci agite sa batte, et de tous côtés, de la terre, de l’air, paraissent des gens habillés de blanc, très-parés et fort beaux à voir. Ils s’inclinent devant Arlequin, et l’emportent en triomphe avec Colombine.

Pantalon, muet d’étonnement, tombe tout épuisé sur un banc de pierre qui se trouve dans la prison, et il invite le chevalier et le docteur à y prendre aussi place pour conférer avec lui sur ce qu’il reste à faire. Trufaldin se place derrière, avance sa tête entre eux, et ne veut absolument pas s’en aller, malgré les soufflets qui lui pleuvent de toutes parts. Alors ils veulent s’élever, mais ils se trouvent, par un charme magique, cloués sur le banc, qui prend en un instant deux puissantes ailes.

Toute la société s’élève dans les airs sur un monstrueux vautour en criant : — À l’aide !

Alors la prison se change en une grande salle dont les colonnes sont ornées de guirlandes de fleurs. Au milieu est un trône élevé et couvert de riches ornements. On entend une musique délicieuse de tambours, de fifres et de cymbales. Un pompeux cortège s’avance ; Arlequin arrive porté par des Maures sur un palanquin, et Colombine vient derrière sur un magnifique char de triomphe. Tous deux sont conduits au trône par des ministres richement habillés, et Arlequin élève sa batte comme un sceptre.

Tous s’inclinent pour lui rendre hommage, et l’on aperçoit aussi dans la foule Pantalon et sa suite à genoux.

Arlequin, puissant empereur, règne avec Colombine sur un magnifique et brillant royaume.

Lorsque le cortège passa sur le devant du théâtre, Giglio y jeta les yeux, et sa stupéfaction ne lui permit plus d’en détacher ses regards, car il y reconnut toutes les personnes de la suite de la princesse Brambilla, les licornes, les Maures, les dames faisant du filet sur les mulets, etc., le respectable savant dans la tulipe brillante d’or qui, en passant, leva les yeux de dessus son livre et sembla lui faire un signe de tête amical. Seulement, en place du carrosse à glaces de la princesse, venait le char triomphal découvert qui portait Colombine.

Il s’élevait dans l’âme de Giglio comme l’obscur pressentiment que cette pantomime pouvait avoir un mystérieux rapport avec ses merveilleuses aventures ; mais comme l’homme qui rêve cherche en vain à retenir les images qui se lèvent de sa personne même, ainsi Giglio ne pouvait trouver aucun moyen raisonnable d’expliquer comment ce rapport pouvait avoir lieu.

Dans le café le plus voisin, Giglio fut à même de se convaincre que l’or de la princesse Brambilla n’était pas une chimère, mais qu’il était bien frappé et de bon aloi.

— Hem ! pensa-t-il, Celionati, par compassion ou par bienveillance, m’a fait arriver cette bourse ; mais je payerai cette avance aussitôt que je recommencerai à briller sur le théâtre Argentine, et il n’y a que l’envie la plus noire, la plus implacable cabale qui puissent me jeter l’épithète de mauvais comédien.

L’idée que l’argent venait de Celionati avait un fond de probabilité, car le vieillard l’avait plus d’une fois déjà secouru dans ses moments de gêne. Toutefois il ne put s’empêcher d’être étrangement impressionné lorsqu’il aperçut ces mots brodés sur la riche bourse !

« Souvenirs de l’image de ton rêve ! »

Il considérait cette inscription tout pensif, lorsqu’on lui cria dans l’oreille :

— Enfin, je te retrouve, traître ! perfide ! monstre d’ingratitude et de fausseté !

Un docteur informe s’était emparé de lui, et prenant sans façon place à ses côtés, il continua son bavardage.

— Que voulez-vous de moi ? Êtes-vous fou, enragé ? s’écria Giglio.

Mais alors le docteur ôta son affreux masque, et Giglio reconnut la vieille Béatrice.

— Au nom du ciel, s’écria Giglio tout hors de lui, est-ce vous, Béatrice ? Où est Giacinta ? où est-elle, la charmante enfant ? Mon cœur est déchiré d’amour et de désirs ! Où est Giacinta ?

— Oui, demandez, misérable fou ! répondit la vieille d’un ton grondeur ; elle est en prison, la pauvre Giacinta, et elle y flétrit sa jeune existence, et vous en êtes la cause ; car si elle n’avait pas eu la tête pleine de vous, si elle avait pu attendre l’heure du soir, elle ne se serait pas piqué le doigt en cousant la garniture de la robe de la princesse Brambilla, et alors elle n’y aurait pas fait une vilaine tache, et le digne maître Bescapi, que l’enfer le réclame ! n’aurait pas demandé le prix du dommage, et comme elle ne pouvait payer tant d’argent, ne l’eût pas fait mettre en prison. Vous auriez pu nous venir en aide, mais monsieur le vaurien d’acteur n’a plus montré le bout de son nez !

— Halte ! interrompit Giglio. La faute en est à toi, qui n’es pas accourue vers moi pour tout m’apprendre. Ma vie appartenait à ma belle. S’il n’était pas minuit, je courrais aussitôt chez cet abominable Bescapi ; — ces ducats, — et ma bien-aimée serait libre dans une heure. Et qu’importe qu’il soit minuit ? Courons la sauver.

Et Giglio s’élança impétueusement dehors.

La vieille ricana en le voyant partir.

Comme il arrive que dans une trop grande hâte de faire une chose on oublie justement l’objet principal, Giglio s’aperçut, après avoir couru à perte d’haleine à travers les rues de Rome, qu’il avait oublié de demander à la vieille l’adresse de Bescapi, dont la demeure lui était complétement inconnue. Le destin ou le hasard voulut cependant qu’une fois arrivé sur la place d’Espagne, il s’arrêtât justement devant la maison de Bescapi, et qu’il se mit à dire à voix haute :

— Où diable peut donc demeurer Bescapi ?

Alors un inconnu le prit sous le bras et le conduisit dans une maison, en lui disant que là demeurait Bescapi, et qu’il y trouverait encore chez lui le costume qu’il avait commandé.

Une fois arrivé dans la chambre, il le pria en l’absence de maître Bescapi, de lui indiquer le costume en question, peut-être un simple domino ou toute autre chose.

Giglio entreprit cet homme, qui n’était autre qu’un honnête compagnon tailleur, et lui parla d’une manière si confuse de taches de sang, de prison, de payement, de mise immédiate en liberté, que le compagnon, tout dérouté, finit par le regarder dans les yeux sans lui répondre une seule parole.

— Malheureux ! s’écria Giglio, tu ne veux pas me comprendre. Amène-moi sur l’heure ton maître, ce chien infernal !

Et ce disant, il le saisit au collet. Alors il en arriva là comme dans la maison du signor Pasquale.

Le compagnon se mit à crier de telle sorte, que tous les gens accoururent. Bescapi entra lui-même ; mais aussitôt qu’il aperçut Giglio :

— Au nom de tous les saints ! dit-il, c’est le comédien fou, le pauvre signor Fava ; emparez-vous de lui, emparez-vous de lui !

Alors tous se jetèrent sur l’acteur et s’en rendirent facilement maîtres. On lui lia les pieds et les mains, et on le mit dans un lit. Bescapi s’approcha de lui ; alors il lui fit mille reproches sur son avarice ; il lui parla de la robe de la princesse Brambilla, de gouttes de sang, de payement, etc.

— Tranquillisez-vous, mon cher signor Giglio, lui dit doucement Bescapi. Laissez aller tous les fantômes qui vous assiégent, tout à l’heure vous serez beaucoup mieux.

L’idée de Bescapi s’expliqua bientôt, car un chirurgien entra, et, malgré toute sa résistance, saigna le pauvre Giglio. Épuisé de toutes les aventures de la journée et de la perte de son sang, il tomba dans un évanouissement mêlé de sommeil. Lorsqu’il s’éveilla, tout était dans une nuit profonde, et il eut peine à se rappeler ce qui venait de lui arriver tout récemment. Il sentit qu’il était garrotté, mais sa faiblesse l’empêchait de se mouvoir.

À travers une fente qui se trouvait vraisemblablement sur une porte, une faible lueur pénétra dans la chambre, et il lui sembla distinguer le souffle d’une respiration pénible et puis un léger murmure qui formait enfin ces mots intelligibles :

— Est-ce vous, cher prince ? Et dans cet état, si petit, si petit que vous pourriez entrer dans ma boîte de confitures. Mais ne croyez pas que je vous estime, que je vous révère moins pour cela ? Ne sais-je pas que vous êtes un homme charmant et convenable, et qu’en ce moment je fais un rêve ? Ayez la bonté de vous montrer à moi demain, ne fût-ce que sous l’apparence d’une voix. Si vous jetez les yeux sur moi, votre pauvre servante, alors cela pourrait arriver, comme autrefois.

Et les mots s’éteignirent de nouveau dans un murmure indistinct.

La voix avait quelque chose de très-agréable et de très-doux. Giglio se sentit comme frissonner d’un secret effroi, et lorsqu’il s’appliquait à écouter attentivement, un bruit semblable au clapotement d’une source l’engourdit comme le balancement d’un berceau et le conduisit au sommeil.

Le soleil éclairait brillamment la chambre lorsque Giglio fut éveillé par une légère secousse. Maitre Bescapi était devant lui, et lui dit en lui prenant les mains :

— N’est-ce pas que vous vous trouvez mieux, mon cher signor ? Oui, grâce au ciel. Vous êtes toujours un peu pâle mais votre pouls est tranquille. Le ciel vous a conduit chez moi dans un mauvais paroxysme, et il m’a permis de pouvoir vous rendre un petit service, à vous, le meilleur comédien de Rome, dont la perte nous a tous profondément affligés.

Les derniers mots de Bescapi furent certainement un baume efficace pour ses récentes blessures. Toutefois Giglio répondit d’un ton sérieux et assez sombre :

— Signor Bescapi, je n’étais ni fou ni malade lorsque je suis entré dans votre maison. Vous avez eu le cœur assez dur pour faire jeter en prison la pauvre Giacinta Soardi, ma tendre fiancée, parce qu’elle vous a gâté une robe ; non, je veux dire parce qu’elle avait sanctifié une robe en l’arrosant de quelques gouttes de l’ichor d’or de ses doigts roses qu’une aiguille avait blessé, et qu’elle ne pouvait payer le vêtement. Dites-moi à l’instant même ce que vous exigez, je vous payerai de suite, et aussitôt nous irons ensemble tirer la charmante, la douce enfant de la prison où votre avarice la fait languir.

Alors Giglio se leva du lit aussi vite que ses forces le lui permirent, et tira de sa poche la bourse de ducats qu’il était prêt, s’il le fallait, à vider tout entière.

Bescapi le regardait avec de grands yeux.