Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/11

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alors tu comprendras par ta propre expérience l’état dans lequel se trouvait Anselme.

Depuis le soir où il avait vu l’archiviste Lindhorst, Anselme était tombé dans une méditation rêveuse qui le laissait insensible au commerce habituel de la vie. Il sentait se mouvoir en lui quelque chose d’insolite, et il en éprouvait cette douleur délicieuse qui est l’appétit mélancolique qui annonce aux hommes une vie plus haute. Il se plaisait surtout à parcourir les bois et les forêts, et alors, comme délivré de toutes les chaînes que la pauvreté jetait su sa vie, il se retrouvait seulement lui-même dans le spectacle des images variées qui émanaient de son cœur. Il arriva donc qu’un jour en revenant d’une longue promenade il passa devant le sureau merveilleux, où il avait autrefois, comme enchanté par les fées, vu de si étranges choses. Il se trouva singulièrement attiré vers le banc de gazon verdoyant, mais à peine s’y était-il assis, qu’il lui sembla voir une seconde fois tout ce qui lui était autrefois apparu dans un enchantement céleste, et avait été enlevé de son âme comme par un pouvoir étranger. Oui ! il vit plus distinctement encore que la première fois que les beaux yeux bleus étaient les yeux du serpent qui s’élevait au milieu du sureau, et que toutes les cloches de cristal qui l’avaient rempli de ravissement brillaient à chaque ondulation de son corps élancé. Comme autrefois au jour de l’Ascension, il prit le sureau dans ses bras et s’écria aux feuilles et aux rameaux :

— Ah ! ondule et glisse-toi encore une fois dans ces branches, beau serpent vert, que je puisse te revoir, regarde-moi encore une fois de tes beaux yeux, je t’aime et je mourrai de chagrin et de douleur si je ne te revois plus.

Tout demeura tranquille et silencieux et comme autrefois le sureau fit bruire ses branches et ses feuilles, mais sans parler. Mais il semblait à l’étudiant qu’il eût deviné ce qui s’agitait dans son cœur et déchirait sa poitrine de la douleur d’un immense désir.

— Est-ce donc autre chose, disait-il, que l’amour que j’éprouve pour toi de toute mon âme et jusqu’à la mort, beau serpent d’or ! amour si grand qu’il me faudra mourir si je ne te vois pas, car sans toi je ne peux plus vivre. Mais, je le sais, par toi tous les beaux rêves qui m’entraînent vers un plus haut monde seront accomplis.

Et chaque soir l’étudiant Anselme vint sous le sureau, lorsque le soleil répandait son or étincelant sur les cimes des arbres, et dans les branches et les feuilles il appelait à pleine poitrine, d’un ton plaintif, l’objet de sa flamme, le serpent vert.

Lorsqu’il en agissait ainsi un soir selon son habitude, un grand homme long et sec, entouré d’une redingote grise, lui cria en le regardant de ses grands yeux pleins de feu :

— Eh ! eh ! qui gémit ainsi ? Ah ! c’est le sieur Anselme qui veut copier mes manuscrits.

L’étudiant n’éprouva pas un médiocre effroi en reconnaissant la voix puissante qui avait crié le jour de l’Ascension : Eh ! eh ! quel est ce bruit ?

Il lui fut impossible dans sa peur et sa surprise de trouver un seul mot.

— Eh bien ! qu’avez-vous ? continua l’archiviste (car c’était lui qui se trouvait là en redingote grise), que demandez-vous à ce sureau ? et pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi pour votre travail ?

Et en effet l’étudiant Anselme n’avait pas encore pu prendre sur lui de retourner faire une seconde visite à l’archiviste, bien qu’il s’y fût encouragé chaque soir ; mais dans ce moment, où il voyait déchirer tout ses beaux songes, et cela par cette voix ennemie qui autrefois déjà lui avait ravi sa bien-aimée, il fut saisi d’une espèce de désespoir et il s’abandonna impétueusement à la fougue de ses impressions.

— Regardez-moi comme un fou, si vous voulez, monsieur l’archiviste, dit-il, cela m’est parfaitement égal, mais ici sur cet arbre j’aperçus un jour de l’Ascension le serpent couleur vert d’or, ah ! que mon cœur adore, et il me parlait avec une voix semblable aux sons du cristal ; mais vous, vous avez crié et appelé si épouvantablement de l’autre côté de l’eau !

— Comment cela, mon ami ? interrompit l’archiviste en prenant une prise de tabac avec un singulier sourire.

L’étudiant Anselme se sentit respirer plus à l’aise ; il éprouva du soulagement en venant enfin à bout de parler de cette bizarre aventure, et il lui sembla qu’il avait eu raison d’avoir accusé sans façon l’archiviste d’être celui qui avait fait rouler dans le lointain le tonnerre de sa voix. Il se recueillit en disant :

— Eh bien ! je vais raconter tout ce qui m’est arrivé le jour de l’Ascension, et après cela vous pourrez dire et surtout penser de moi ce que vous voudrez.

Alors il raconta toute sa merveilleuse aventure depuis le malheureux coup de pied dans le panier de pommes jusqu’à la fuite des serpents vert d’or à travers le fleuve ; il dit aussi comment les gens l’avaient pris pour un homme ivre et insensé.

— J’ai vu tout cela, reprit l’étudiant Anselme, de mes yeux vu, et les voix charmantes qui m’ont parlé retentissent encore dans mon cœur en purs accords. Ce n’était nullement un songe, et si je ne meurs pas d’amour et de désirs, je croirai au serpent vert d’or, bien que je vois à votre sourire, mon honorable monsieur l’archiviste,