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— Comment, du feu ! en voici et autant que vous en voudrez.

Et en disant cela il fit claquer ses doigts, d’où jaillirent de larges étincelles qui allumèrent la pipe aussitôt.

— Voyez-vous ce tour de chimie ? dit le greffier Heerbrand ; mais l’étudiant Anselme pensait au Salamandre avec un frisson intérieur.

Aux bains de Link, le greffier Heerbrand but tant de bière que lui, homme ordinairement très-paisible, se mit à chanter la chanson des étudiants d’une voix criarde de ténor. Il demandait à tout le monde avec violence :

— Êtes-vous mon ami, oui ou non ?

Et enfin il dut être plutôt apporté que conduit chez lui par Anselme, mais déjà l’archiviste s’était éloigné depuis longtemps.


NEUVIÈME VEILLÉE

Comment l’étudiant Anselme prit un peu de raison. — La société de punch. — Comment Anselme prit le recteur Paulmann pour un schuhu, et comment celui-ci s’en fâcha grandement. — La tache d’encre et ses suites.


La vie singulière et étonnante que menait Anselme chaque jour l’avait complètement enlevé à l’existence habituelle. Il ne voyait plus aucun de ses amis et attendait chaque matin avec impatience l’heure de midi qui lui ouvrait un paradis. Et pourtant, tandis que son esprit était tout entier tourné vers la belle Serpentine et les merveilles du royaume des fées assemblées dans la maison de l’archiviste Lindhorst, il lui fallait aussi penser quelquefois involontairement à Véronique, quelquefois il lui se semblait la voir se présenter devant lui, lui faire en rougissant l’aveu de son amour et lui dire qu’elle s’occupait de l’arracher aux fantômes qui l’abusaient et se jouaient de lui. Quelquefois il lui semblait aussi qu’un pouvoir étranger l’entraînait tout à coup vers Véronique oubliée, et qu’il était obligé de la suivre où elle voulait, comme s’il était enchaîné à elle. La nuit du jour où Serpentine lui était apparue pour la première fois sous la forme d’une jeune fille d’une beauté prodigieuse, et où elle lui avait révélé les étonnants mystères de l’union du salamandre avec la couleuvre verte, Véronique se présenta devant ses yeux plus distinctement que jamais. Oui, ce ne fut qu’à son réveil qu’il fut convaincu qu’il avait fait un rêve, tant il était persuadé que Véronique était près de lui et se plaignait avec l’accent d’une profonde douleur qui lui allait à l’âme qu’il sacrifiât son amour vrai à des apparitions fantastiques créées par un dérèglement de son esprit. Et elle lui disait aussi qu’il lui en arriverait malheur. Véronique était plus aimable qu’elle n’avait jamais été ; il avait peine à la chasser de son esprit, et cette circonstance lui occasionnait un tourment qu’il espéra dissiper au moyen d’une promenade matinale. Une secrète force magique l’entraîna vers la porte de Pirna, et il allait tourner dans une rue voisine, lorsque le recteur Paulmann, arrivant derrière lui, lui cria:

— Hé ! hé ! mon cher monsieur Anselme, amice ! amice ! Où vous fourrez-vous donc, au nom du ciel ? On ne vous voit plus du tout. Savez-vous que Véronique a un désir extrême de chanter encore une fois avec vous ? Allons, venez ! Vous vous rendiez chez moi, n’est-ce pas ?

Anselme se trouva forcé de suivre le recteur. Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, Véronique, dans une charmante toilette, vint à leur rencontre. Le recteur Paulmann, étonné de cette élégance, demanda pourquoi cette parure. Attend-on des visites ? Mais j’amène M. Anselme.

Lorsque Anselme, par galanterie, baisa la main de Véronique, il sentit une légère pression qui répandait un fleuve de feu dans ses veines. Véronique était la grâce et la gaieté mêmes, et lorsque Paulmann se fut retiré dans son cabinet d’études, elle sut tellement exciter Anselme par ses malices et ses gentillesses que celui-ci, abandonnant toute timidité, se mit à poursuivre dans la chambre la jeune fille agaçante. Mais le démon de la maladresse vint encore une fois se jeter en travers, et il rencontra du pied la table de Véronique et renversa sa boite à ouvrage. Anselme la ramassa; le couvercle était tombé et il vit devant lui un petit miroir rond dans lequel il regarda avec un plaisir tout particulier.

Véronique se glissa derrière lui, posa la main sur son bras, et, se serrant contre lui, regarda aussi dans le miroir par-dessus son épaule. Alors Anselme sentit comme un combat se faire dans son âme, des pensées, des images s’avançaient brillantes et disparaissaient:l’archiviste Lindhorst, — Serpentine, — le serpent vert; — enfin tout devint plus tranquille et toutes ces formes indécises se rassemblèrent et formèrent un être distinct. Il lui parut évident qu’il n’avait jamais pensé qu’à Véronique, évident que la figure qui lui était apparue la veille dans la chambre bleue était aussi Véronique et qu’il avait réellement écrit, sans que cela lui eût été nullement raconté, la légende fantastique de l’union du salamandre avec le serpent vert. Il s’étonna lui-même de ses rêveries et les attribua simplement à l’état de son âme exaltée par son amour pour Véronique, ou aussi au travail chez l’archiviste Lindhorst, dont les chambres étaient après tout remplies de si étonnantes vapeurs parfumées. Il se mit à rire de bon cœur de sa folle idée d’être amoureux d’une couleuvre et d’avoir pris pour un salamandre un archiviste bien avéré, bien reconnu pour tel.