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greffier la prit pour la jeter au plafond, et je n’eus que le temps bien juste de me réfugier dans la pipe du recteur. Et maintenant, adieu, monsieur Anselme, mettez de la diligence ! je vous donnerai un thaler pour la journée perdue d’hier ; jusque-là vous aviez bravement travaillé.

— Comment l’archiviste peut-il s’occuper de pareilles fadaises ! dit l’étudiant Anselme en lui-même ; et il s’assit à la table pour commencer la copie du manuscrit, que l’archiviste avait comme à l’ordinaire ouvert devant lui. Mais il vit sur le parchemin tant de traits singuliers qui se mêlaient et s’enroulaient ensemble et sans laisser l’œil un point de repos en arrivaient à troubler la vue, qu’il regarda à peu près comme impossible d’imiter tout cela. Oui, en regardant le parchemin sans y fixer les regards il avait l’apparence d’un marbre veiné de mille sortes ou d’une pierre mouchetée par la mousse. Il voulut toutefois faire son possible, et mit tremper la plume dans l’encre de Chine ; mais l’encre ne voulut pas couler : il secoua la plume avec impatience, et, ô ciel ! une grande tache tomba sur l’original. Un éclair bleu s’élança en sifflant et en mugissant de la tache même, et serpenta en craquant dans la chambre jusqu’au plafond. Alors une vapeur épaisse coula des murs, les feuilles commencèrent à s’agiter avec bruit comme si elles étaient secouées par l’orage, et il s’élança d’elles des basilics en flammes pétillantes qui incendièrent la vapeur que les masses de feu envoyaient autour d’Anselme en tourbillons. Les troncs d’or des palmiers devinrent de monstrueux serpents qui frappaient l’une contre l’autre leurs têtes épouvantables avec un bruit métallique et assourdissant et ils enveloppaient Anselme de leurs corps couverts d’écailles.

— Insensé, sois puni de ton crime odieux ! s’écria la voix terrible de Salamandre, qui, la couronne en tête, parut sur les serpents au milieu des flammes comme un éblouissant éclair, et des cataractes de feu crachèrent sur Anselme de leurs gueules entr’ouvertes, et les fleuves de feu parurent se condenser autour de son corps, et devinrent une masse solide et glacée ; mais tandis que les membres d’Anselme se roidissaient et devenaient de plus en plus étroits en se retirant ensemble, sa connaissance l’abandonna.

Lorsqu’il revint à lui, il ne pouvait plus se mouvoir, il était comme entouré d’une apparence brillante, contre laquelle il se cognait lorsqu’il voulait lever la main ou faire le moindre mouvement.

Hélas ! il était assis dans une bouteille de cristal bien bouchée, sur des tablettes de la bibliothèque de l’archiviste Lindhorst.


DIXIÈME VEILLÉE
Souffrances de l’étudiant Anselme dans la bouteille de verre. — Vie heureuse des écoliers de la croix et des praticiens. — La bataille dans la bibliothèque de l’archiviste. — Victoire du salamandre et délivrance d’Anselme.

Je doute à bon droit, cher lecteur, que tu te sois jamais trouvé enfermé dans une bouteille, à moins toutefois qu’un rêve ne t’ait ainsi féeriquement emprisonné. Si tu as eu un rêve pareil, alors tu comprendras plus vivement toutes les angoisses du pauvre étudiant Anselme. Mais, si tu n’as jamais eu un songe de ce genre, pour nous plaire, à Anselme et à moi, enferme toi un moment, à l’aide de ta fantaisie, dans le cristal. Te voilà entouré d’un éclat aveuglant, tous les objets qui t’environnent t’apparaissent entourés des couleurs de l’arc-en-ciel, tout tremble, vacille ou chancelle dans la chambre, tu nages, sans pouvoir te bouger, comme dans un air congelé qui t’oppresse de telle sorte que l’esprit ordonne en vain au corps inactif. Un poids immense oppresse de plus en plus ta poitrine ; chaque mouvement de ta respiration dévore quelques parcelles du peu d’air qui joue dans l’étroit espace. Tes veines se gonflent, et, dans une crainte affreuse, chaque nerf tressaille en combattant la mort. Aie pitié, bon lecteur, du terrible martyre que souffrait Anselme dans sa prison de verre. Mais il sentait bien que la mort ne viendrait pas le délivrer, car il sortit du profond évanouissement où il était tombé à cet excès de douleur lorsque le soleil vint, clair et joyeux, regarder dans la chambre et ses tourments recommencèrent.

Il ne pouvait pas remuer un seul membre, mais ses pensées frappaient le verre, qui l’étourdissait de son retentissement inharmonieux, et il ne distinguait, au lieu des mots que son esprit prononçait en lui-même, que le sourd murmure de la folie.

Alors il s’écria au désespoir :

— Ô Serpentine ! Serpentine ! sauve-moi de cet infernal tourment !

Et il fut comme environné de soupirs légers qui se plaçaient autour de la bouteille comme des feuilles vertes et transparentes de sureau, les sons cessèrent, le reflet aveuglant disparut, et il respira plus librement.

— Ne suis-je pas moi-même la cause de mon malheur ? N’ai-je pas été coupable envers toi, charmante Serpentine ? N’ai-je pas élevé sur toi de misérables doutes ? N’ai-je pas perdu la foi et avec elle tout, tout ce qui devait me rendre heureux ? Ah ! tu ne m’appartiendras jamais. Le pot d’or est perdu pour moi, je ne verrai plus de prodiges ! Ah ! je voudrais te voir encore une fois, chère Serpentine, entendre encore une fois ta voix si douce !