Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/5

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et alors la fille ainée de Paulmann, mademoiselle Véronique, une fort jolie et fraîche jeune fille de seize ans, dit :

— Mais, mon père, il doit être arrivé à M. Anselme quelque chose d’étrange, il croit peut-être qu’il a eu une vision, lorsqu’il ne s’est que tout naturellement endormi là sous le sureau et alors il aura vu en songe toutes les choses folles qu’il a encore dans la tête.

— Et aussi, chère demoiselle, ajouta le greffier Heerbrand, ne peut-il pas tomber aussi tout éveillé dans un état rêveur ? Ainsi une après-midi, dans une espèce de léthargie de ce genre, au moment de la digestion du corps et de l’esprit, j’ai trouvé comme par inspiration la place où était un acte perdu, et hier encore une magnifique page latine écrite en grosses lettres dansait devant mes yeux tout grands ouverts.

— Ah ! mon honorable archiviste, répondit le recteur Paulmann, vous avez toujours eu un goût naturel pour la poésie, et de là il n’y a qu’un pas au fantastique et au romanesque.

Mais cela fit du bien à l’étudiant Anselme qu’on l’eût pris sa partie quand il fut pris pour un fou ou un homme ivre, et bien qu’il fût resté un peu triste, il crut remarquer pour la première fois que Véronique avait de très beaux yeux d’un bleu sombre, sans que ces yeux étranges qui l’avaient regardé du sureau lui revinssent en mémoire.

Au reste, toute l’aventure passé sous cet arbre s’était encore une fois s’effacée pour lui. Il se sentait plein de joie, et même il alla si loin dans son abandon plein de gaieté, qu’il offrit sa main à mademoiselle Véronique, qui l’avait si bien défendu, pour descendre de la gondole ; et sans plus de façon, lorsqu’elle eut appuyé son bras sur le sien, il la reconduisit chez elle avec tant de bonheur qu’il ne glissa qu’une seule fois, et qu’il ne jeta qu’une tache de crotte, et bien petite, sur la robe blanche de Véronique, empruntée au seul endroit boueux qui se trouvait sur le chemin. Le recteur Paulmann remarqua l’heureux changement de l’étudiant Anselme ; il lui rendit son affection et le pria d’oublier les paroles durs qu’il lui avait adressées.

— Oui, ajoutait-il, on a des exemples de certains fantômes qui peuvent apparaître et tourmenter ; mais c’est une maladie dont on se débarrasse avec des sangsues, comme l’a prouvé un célèbre docteur déjà mort.

L’étudiant Anselme ne savait s’il avait été ivre ou fou ; mais en tout cas les sangsues lui parurent tout à fait inutiles, attendu que toutes ses apparitions s’étaient envolées. Il se sentait dans une disposition charmante, et il lui arriva de dire des choses fort agréables sur la beauté de Véronique.

On fit comme d’habitude de la musique après un frugal repas. L’étudiant Anselme se mit au piano, et Véronique fit entendre sa fraîche voix.

— Honorable demoiselle, dit le greffier Heerbrand, votre voix a de l’analogie avec les sons d’une cloche de cristal.

— Oh ! non pas, reprit involontairement Anselme.

Tout le monde se retourna et l’examina avec surprise.

— Les cloches de cristal résonnent étrangement, bien étrangement, dans les sureaux ! ajouta-t-il en se parlant à voix basse.

Alors Véronique lui dit en lui posant la main sur l’épaule :

— Que dites-vous donc là monsieur Anselme ?

L’étudiant retrouva aussitôt toute sa gaieté et recommença à jouer.

Le recteur Paulmann jeta sur lui un sombre regard, mais l’archiviste Heerbrand mit sur le pupitre un cahier de musique, et chanta d’une manière ravissante un air de bravoure du maître de chapelle Graun.

Anselme accompagna encore différents morceaux ; un duo de la composition du recteur Paulmann, et qu’il chanta avec mademoiselle Véronique, fit un plaisir extrême.

Il était assez tard, le greffier prit sa canne et son chapeau ; alors le recteur Paulmann s’approcha de lui et lui dit en cachette :

— Ne voudriez-vous pas, honorable archiviste, pour Anselme, vous savez ! ce que nous disions…

— Très-volontiers, reprit le greffier, et sans plus de façon, quand tout le monde se fut assis en cercle, il commença ainsi :

— Il y a dans cette ville un vieillard très-extraordinaire, on prétend qu’il est très-versé dans les sciences occultes ; pour ma part, je le regarde comme un antiquaire et un chimiste très habile. Je parle ici de l’archiviste Lindhorst. Il vit, comme vous le savez, très-solitaire dans sa vieille maison, placée dans un quartier désert, et lorsqu’il n’est pas occupé de ces fonctions, il se tient d’ordinaire dans sa bibliothèque ou son laboratoire, où personne ne peut entrer. Il possède aussi des livres rares, arabes ou koptes en grande partie, et aussi des manuscrits étranges écrits dans une langue inconnue. Il voudrait les faire copier par une personne habile, et il a pour cela besoin d’un homme qui ait l’habitude de dessiner à la plume et puisse reproduire avec la plus grande fidélité tous les traits du parchemin, même les tâches. Il le fera travailler dans une chambre particulière de sa maison et sous sa surveillance, et il s’engage à payer, en outre de la table, un thaler par jour tout le temps que durera la copie. Il promit même un riche cadeau lorsque le tout sera heureusement terminé. Le temps du travail de chaque jour doit être de midi à six heures du soir. De trois à quatre heures on dîne et on se repose.