Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/124

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le chancelier Pasquier et Mme de Boignes. M. Pasquier et Mme de Boignes vont se marier, dit-on. À eux deux ils ont cent quarante-quatre ans. M. Pasquier est veuf de cette année.

Le chancelier a peu de part aux nominations de pairs. Voici ce qu’il me disait l’autre jour : — Ma position est difficile et délicate. On me consulte pour ne pas nommer, on ne me consulte pas pour nommer. La veille de ce qu’on appelle une fournée, le roi me fait appeler, et là, dans un cabinet voisin du conseil des ministres, il me communique la liste. Je puis nuire, je ne puis servir. C’est intolérable ; la dernière fois je me suis plaint au roi et je l’ai prié de m’épargner cette corvée. Du reste depuis quatorze ans que je préside la Chambre, je n’ai fait nommer que deux pairs dont l’un est le premier président Boullet[1] qui a épousé ma nièce. Je n’ai donc que fort peu d’influence et je serais charmé qu’on cessât même de me consulter si je ne dois être consulté que de cette façon. Je n’aime pas les fournées. Je voudrais des promotions de pairs tous les trois mois, et qu’on n’en nommât jamais plus de quatre ou cinq à la fois. On serait forcé à de bons choix et l’on ne pourrait cacher beaucoup de fretin sous deux ou trois grands noms comme cela se fait dans les fournées. Somme toute, je n’y puis rien, et je m’en lave les mains. Avant 1830, on consultait plus sérieusement le chancelier. Casimir Perier a commencé la mauvaise tradition d’à présent. À l’époque de sa grosse fournée d’octobre 1831, il était fort mon ami, il me devait quelque reconnaissance, j’avais grandement aidé à son établissement ministériel. Un soir je le rencontrai je ne sais plus où, à un spectacle, ou à un concert, ou à un bal. — Ah ! me dit-il, je suis charmé de vous voir. Et me prenant à part : — Tenez, me dit-il, seriez-vous curieux de jeter un coup d’œil sur la liste des pairs qui paraîtra demain dans le Moniteur ? — Et ce disant, il tirait un papier de sa poche. — Monsieur Perier, lui dis-je, ne prenez pas cette peine. À mon âge, on a les yeux fatigués, et on lit mieux ce qui est imprimé que ce qui est écrit. Je lirai votre liste demain matin dans le Moniteur.

Novembre 1844.
  1. De Nancy, je crois. (Note de Victor Hugo.)