Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous affirme sur moi, mon ami, promettez-moi que vous n’ajouterez foi à aucune calomnie. C’est qu’ils sont si infâmes ! Pourtant ma vie est bien sombre, mais elle est bien pure. Si vous saviez ce qu’ils inventent, on ne peut se figurer cela. Oh ! quelles indignités ! Il y a de quoi devenir fou. Si je n’avais pas mes petites filles, je me tuerais. Savez-vous ce qu’ils ont dit ? Oh ! je ne veux pas répéter cela !... Ils disent que, la nuit, des maçons montent par cette fenêtre pour coucher avec moi.

J’éclatai de rire. — Et cela vous tourmente ! mais cela est niais et bête !

— Oui, me dit-il, je suis au second étage, mais ils ont tant de malice qu’ils mettent la nuit de grandes échelles contre mon mur pour le faire croire. Et quand je songe que ces choses-là, ces turpitudes-là, on les dit en bas et on les croit en haut, et personne pour me défendre ! Les uns me font un visage froid, les autres un visage faux. Victor Hugo, jurez-moi que vous ne croirez à aucune calomnie.

Il s’était levé, j’étais profondément ému, je lui dis toutes les paroles douces et cordiales qui peuvent apaiser.

Il poursuivit :

— Oh! les abominables haines ! Voici comment ils ont commencé. Quand je sortais, ils s’arrangeaient de façon à ce que tout ce que je voyais eût un aspect sinistre, je ne rencontrais que des hommes boutonnés jusqu’au menton, des gens habillés de rouge, des toilettes extraordinaires, des femmes vêtues moitié en noir, moitié en violet, qui me regardaient avec des cris de joie, et partout des corbillards de petits enfants suivis d’autres petits enfants, les uns en noir, les autres en blanc. Vous me direz : Mais ce ne sont là que des présages, et un esprit sérieux ne se trouble pas pour des présages. Mon Dieu, je le sais bien ; ce ne sont pas les présages qui m’effrayaient, c’est la pensée qu’on me haïssait au point de se donner tant de peine pour rassembler tant de spectacles lugubres autour de moi. Si un homme me hait assez pour m’envelopper sans cesse d’une volée de corbeaux, ce qui m’épouvante, ce ne sont pas les corbeaux, c’est sa haine.

Ici encore je l’interrompis. — Vous avez des ennemis, lui dis-je, mais vous avez aussi des amis, songez-y.

Il retira vivement ses mains des miennes :

— Tenez, me dit-il, écoutez bien ce que je vais vous dire, Victor Hugo, et vous jugerez ce que j’ai dans l’âme. Vous verrez si je souffre et si mes ennemis ont réussi à ébranler toute confiance et à éteindre toute lumière en moi. Je ne sais plus où j’en suis, ni ce qu’on me veut. Tenez, vous ! vous êtes un homme noble entre tous, vous êtes de sang vendéen, de sang militaire, je dis plus, de sang guerrier, il n’y a rien en vous que de pur et de loyal, vous n’avez besoin de rien ni de personne, je vous connais depuis