Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/176

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et indifférent. Le procureur général et le chancelier lui disent qu’il joue une comédie. Il les regarde sans colère et comme un homme qui ne comprend pas.

Il parle beaucoup, assez vite, quelquefois bas, souvent très haut. Il semble ne rien voir qu’à travers un voile et ne rien entendre qu’à travers une cloison. On dirait qu’il y a un mur à peine transparent entre le monde réel et lui. Il regarde tout fixement, comme s’il cherchait à démêler les choses et à distinguer les visages derrière un obstacle. Il dit paisiblement des paroles égarées. Cela pourtant a un sens pour qui médite.

Il finit une longue explication ainsi :

— Mon crime est sans tache. Maintenant mon âme est comme dans un labyrinthe.

Le procureur général lui dit : — Je ne suis pas votre dupe. Vous avez un but, c’est d’éviter la peine de mort en paraissant l’invoquer et d’obtenir quelque autre peine moins grave.

— Bah ! s’écrie-t-il, pouvez-vous dire cela ? Les autres peines sont une punition, la peine de mort est un anéantissement.

Puis il rêve un instant et il ajoute :

— Mon esprit ! voilà dix-huit ans qu’il souffre. Je ne sais pas dans quel état se trouve mon esprit. Je l’ignore ; mais vous voyez que je ne tâche pas de faire le fou.

— Vous aviez, dit le chancelier, des pensées sauvages.

Il répond :

— Je n’avais pas de pensées sauvages. Je n’avais que des pensées... (ici il figure avec le geste un essaim d’oiseaux qui volerait autour de sa tête)... que je croyais qui me venaient de Dieu.

Puis il se tait un moment, et reprend presque violemment :

— J’ai beaucoup souffert, beaucoup ! (et croisant les bras) et croyez-vous que je ne souffre plus ?

On lui objecte certains passages de ce qu’il a écrit, il dit :

— Comme vous voudrez. Tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit, écrit, écrit ; mais je ne l’ai pas lu.

Dans un autre moment, il jette ceci à travers l’interrogatoire, et d’une manière tout à fait inattendue :

— J’ai des croyances. Ma principale croyance est qu’il y a là-haut des récompenses et des punitions.

On lui parle de tous les régicides, de Ficschi, d’Alibaud, de Lecomte ; son visage devient sombre, et il s’écrie :

— À quel propos me parlez-vous de tous ceux-là dont vous venez de prononcer les noms ?