Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/223

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Moi. — L’histoire des papes vaut mieux que l’histoire des rois, mais elle a aussi ses ombres. Les papes ont, eux aussi, manqué à leur parole et enfreint la foi jurée.

M. Guizot, riant. — Ah ! ne disons point de mal de la papauté en ce moment. Il y a un pape que j’aime et que je porte dans mon cœur.

Moi. — D’accord. Mais le précédent ! Mais Grégoire XVI ! — Quant à Pie IX, je suis aussi de ceux qui espèrent.

M. Guizot. — Je l’estime parce qu’il aime et appelle les conseils, parce qu’il demande à chacun un avis, sauf à se décider sainement après, parce qu’il veut le bien, le cherche toujours et le trouve souvent. Je l’estime parce qu’il concède avec grâce et affection ce qui est juste. Je l’estime parce qu’il sait dire aussi : Je ne ferai jamais cela. Il a la douceur et la fermeté.

Moi. — Si l’on avait su, on ne l’aurait pas nommé !

M. Guizot. — Sans doute. Les cardinaux étaient pressés. Ils ont eu le bon esprit d’être pressés. Ils sentaient que tarder quinze jours, c’était risquer une explosion. Les légations étaient minées. Tout l’état romain pouvait être en feu en vingt-quatre heures. Ils se sont hâtés de sortir du provisoire. Il y avait d’anciennes candidatures, de vieilles brigues dans lesquelles ils n’ont pas voulu entrer. Cela eût demandé trop de temps. Rien n’est tortueux et rien n’est long comme ces galeries creusées souterrainement par l’intrigue italienne. Ils ont brusqué la chose. Ils ont pris celui qu’ils connaissaient le moins, le premier venu. C’est ainsi que Mastaï a été nommé.

Moi. — Voilà une vraie élection faite par la providence. Les hommes s’en sont peu mêlés.

M. Guizot. — Il a été tellement surpris de son élection qu’il s’est évanoui quand on la lui a annoncée. Si c’était à refaire aujourd’hui, il n’aurait pas six voix.

Moi. — Si Pie IX veut, il sera le souverain le plus puissant de l’Europe. On ne sait pas ce que peut être un pape. Un pape qui marcherait selon son temps devrait dominer et pourrait soulever le monde. Il a un levier si énorme, — la foi, la conscience, l’esprit ! Il peut troubler d’un mot le cœur des masses. Toutes les âmes sont des mines toujours chargées pour l’étincelle qui jaillirait d’un pareil pape. Quel incendie, s’il lui plaît ! Quel rayonnement, s’il le veut ! Et puis quelle admirable situation ! Il n’a ni empire, ni armée. Point de provinces à perdre, point de soldats à faire battre. Il ne risque rien, il n’a point d’enjeu.

M. de Flavigny. — Voyez pourtant Pie VII.

Moi. — Oui, Napoléon. Il y a aussi Barberousse. Cela arrive tous les six cents ans. Et puis, qu’est-ce que cela ? Pie VII ne tombe pas comme Charles X. Un roi ne revient jamais d’Holyrood. Un pape revient toujours