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II

LES PRINCES.


I


1847.

Au spectacle de la cour, qui eut lieu le 5 février 1847, on donnait l’Élixir d’amour de Donizetti. C’étaient les chanteurs italiens, la Persiani, Mario, Tagliafico. Ronconi jouait (jouait est le mot, car il jouait très bien) le rôle de Dulcamara, habituellement représenté par Lablache. C’était pour la taille, non pour le talent, un nain à la place d’un géant. La salle de spectacle des Tuileries avait encore en 1847 sa décoration empire, des lyres, des griffons, des cous de cygne, des palmettes et des grecques, d’or sur fond gris, le tout froid et pâle.

Il y avait peu de jolies femmes. Mme  Cuvillier-Fleury était la plus jolie, Mme  V. H. la plus belle. Les hommes étaient en uniforme ou en habit habillé. Deux officiers de l’empire se faisaient remarquer par le costume de leur époque. Le comte Dutaillis, manchot de l’empire et pair de France, avait son vieil uniforme de général de division, brodé de feuilles de chêne jusque sur les retroussis. Le grand collet droit lui montait à l’occiput ; il avait une vieille plaque de la Légion d’honneur tout ébréchée ; sa broderie était rouillée et sombre. Le comte de Lagrange, ancien beau, avait un gilet blanc à paillettes, une culotte courte de soie noire, des bas blancs, c’est-à-dire roses, des souliers à boucles, l’épée au côté, le frac noir, et le chapeau de pair à plume blanche. Le comte Dutaillis eut plus de succès que le comte de Lagrange. L’un rappelait la Monaco et la Trénitz ; l’autre rappelait Wagram.

M. Thiers, qui avait fait la veille un assez médiocre discours, poussait l’opposition jusqu’à être en cravate noire.

Mme  la duchesse de Montpensier, qui avait quinze ans depuis huit jours, portait une large couronne de diamants et était fort jolie. M. de Joinville était absent. Les trois autres princes étaient là en lieutenants généraux, avec la plaque et le grand cordon de la Légion d’honneur. M. de Montpensier seul portait la Toison d’or.

Mme  Ronconi, belle personne, mais d’une beauté effarée et sauvage, était dans une petite loge sur la scène derrière le manteau d’arlequin. On la