Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/243

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et Achard ; on avait craché dans la voiture de Tony Johannot ; on avait jeté de la boue et de la poussière dans la calèche du général Narvaez. Théophile Gautier, si calme et si impassible, si turc dans sa tranquillité, en était tout pensif et tout sombre.

Il semblerait pourtant que cette fête n’eût rien d’impolitique et ne pouvait rien avoir d’impopulaire ; au contraire, M. de Montpensier en dépensant deux cent mille francs a fait dépenser un million. Voilà, dans cet instant de misère, douze cent mille francs en circulation au profit du peuple ; il devrait être content. Eh bien, non.

Le luxe est un besoin des grands états et des grandes civilisations. Cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voie. Mais qu’est-ce qu’un luxe qu’on ne voit pas ? Problème. Une magnificence dans l’ombre, une profusion dans l’obscurité, un faste qui ne se montre pas, une splendeur qui ne fait mal aux yeux à personne. Cela est-il possible ? Il faut y songer pourtant. Quand on montre le luxe au peuple dans des jours de disette et de détresse, son esprit, qui est un esprit d’enfant, franchit tout de suite une foule de degrés ; il ne se dit pas que ce luxe le fait vivre, que ce luxe lui est utile, que ce luxe lui est nécessaire. Il se dit qu’il souffre, et que voilà des gens qui jouissent ; il se demande pourquoi tout cela n’est pas à lui. Il examine toutes ces choses, non avec sa pauvreté, qui a besoin de travail et par conséquent besoin des riches, mais avec son envie. Ne croyez pas qu’il conclura de là : Eh bien ! cela va me donner des semaines de salaire, et de bonnes journées. Non, il veut, lui aussi, non le travail, non le salaire, mais du loisir, du plaisir, des voitures, des chevaux, des laquais, des duchesses. Ce n’est pas du pain qu’il veut, c’est du luxe. Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s’il y touchait. Le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n’y a plus rien.

Plus rien pour personne.

Ceci est plein de périls. Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements.

Ce qui irrite surtout le peuple, c’est le luxe des princes et des jeunes gens ; il est en effet trop évident que les uns n’ont pas eu la peine, et que les autres n’ont pas eu le temps de le gagner. Cela lui semble injuste et l’exaspère ; il ne réfléchit pas que les inégalités de cette vie prouvent l’égalité de l’autre.

Équilibre, équité : voilà les deux aspects de la loi de Dieu. Il nous montre le premier aspect dans le monde de la matière et des corps ; il nous montrera le second dans le monde des âmes.