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V

LE CARDINAL MAURY[1].


Le cardinal Maury était gourmand et avare. Son assiette et son verre étaient deux gouffres. Chez lui, il buvait dans une espèce de hanap d’une capacité énorme. Hors de chez lui, à table, il acceptait tout ce qu’on lui offrait et avait toujours autour de son assiette cinq ou six autres assiettes bien garnies, rangées en cercle et attendant leur tour.

Il n’avait que deux chevaux. Quand il allait à Saint-Cloud, où son service de grand aumônier l’appelait près de l’empereur, c’était toujours le matin. Le soir, ses deux haridelles étant fatiguées de la course, il ne sortait jamais, pour quelque raison que ce fût.

Un jour pourtant, après un de ces voyages du matin à Saint-Cloud, il se souvint, vers six heures du soir, qu’il était invité à dîner chez M. Gaudin, duc de Gaëte, ministre des finances. Les dîners du duc de Gaëte étaient excellents. Que faire ? Crever ses chevaux, ou manquer ce bon dîner ? L’avare querellait le gourmand. Le cardinal prit son parti. Il couvrit sa calotte rouge d’un chapeau rond et s’enveloppa d’une ample redingote, puis il sortit furtivement du palais archiépiscopal, et alla place de Grève où il monta dans un cabriolet de place. Le cocher le conduisit au ministère des finances. Arrivé là, il présenta cent sous au cocher, et lui dit de se payer. Le cocher n’avait pas de monnaie. — Monsieur, dit-il au cardinal, j’en vais aller chercher. — Où ? demande le cardinal. — Au cabaret, là, en face. — Diable, reprend le cardinal, qui me dit que tu me rapporteras ma monnaie ? — Venez avec moi, si vous voulez, dit le cocher. Le cardinal le prend au mot, et va se faire rendre sa monnaie au cabaret, où tous les cochers de place attablés regardaient ses bas rouges que sa redingote ne cachait pas. Le lendemain, l’histoire courait de fiacre en fiacre dans Paris.

Il avait le propos libre, et même obscène en présence des femmes. Un jour, à la campagne, il se trouva à dîner dans une maison où était aussi Dazincourt, qu’il avait connu assez intimement, étant abbé Maury. Le dîner

  1. L’abbé Maury remplaça Lefranc de Pompignan à l’Académie française en 1785 ; élu aux États généraux le 3 avril 1789, il parla contre la constitution civile du clergé et ne cessa d’attaquer Mirabeau ; il fut nommé archevêque de Nicée le 1er mai 1792, évêque de Montefiascone, décrété d’accusation par la Convention le 22 octobre 1792, cardinal en 1794, aumônier du prince Jérôme en 1806. (Note de l’éditeur.)