Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gaillard, capitaine de la garde nationale, à la tête d’une troupe fort échauffée. — Monsieur, m’a dit l’homme, il faut vous en aller d’ici. — Pardon, Monsieur ; ici, à l’Hôtel de Ville, je suis chez moi et j’y reste. — Hier, vous étiez peut-être chez vous à l’Hôtel de Ville ; aujourd’hui le peuple y est chez lui. — Eh ! mais... — Allez à la fenêtre et regardez sur la place. — La place était envahie par une foule bruyante et grouillante où se confondaient les hommes du peuple, les gardes nationaux et les soldats. Et les fusils des soldats étaient aux mains des hommes du peuple. Je me suis retourné vers les envahisseurs et je leur ai dit : — Vous avez raison, Messieurs, vous êtes les maîtres. — Eh bien alors, a dit le capitaine, faites-moi reconnaître par vos employés. — C’était trop fort ! J’ai répliqué : — Il ne manquerait plus que ça ! — J’ai pris quelques papiers, j’ai donné quelques ordres, et me voici. Puisque vous allez à la Chambre, s’il y a encore une Chambre, vous direz au ministre de l’intérieur, s’il y a un ministère, qu’il n’y a plus, à l’Hôtel de Ville, ni préfet, ni préfecture.


Nous avons dû traverser à grand’peine l’océan humain qui couvrait, avec un bruit de tempête, la place de l’Hôtel-de-Ville. Au quai de la Mégisserie se dressait une formidable barricade ; grâce à l’écharpe du maire, on nous a laissés la franchir. Au delà, les quais étaient à peu prés déserts. Nous avons gagné la Chambre des députés par la rive gauche.

Le Palais-Bourbon était encombré d’une cohue bourdonnante de députés, de pairs et de hauts fonctionnaires. D’un groupe assez nombreux est sortie la voix aigrelette de M. Thiers : — Ah ! voilà Victor Hugo ! — Et M. Thiers est venu à nous, demandant des nouvelles du faubourg Saint-Antoine. Nous y avons ajouté celles de l’Hôtel de Ville ; il a secoué lugubrement la tête. — Et par ici ? dis-je. D’abord êtes-vous toujours ministre ? — Moi ! ah ! je suis bien dépassé, moi ! bien dépassé ! On en est à Odilon Barrot, président du conseil et ministre de l’intérieur. — Et le maréchal Bugeaud ? — Remplacé aussi par le maréchal Gérard. Mais ce n’est rien. La Chambre est dissoute ; le roi a abdiqué ; il est sur le chemin de Saint-Cloud, Mme  la duchesse d’Orléans est régente. Ah ! le flot monte, monte, monte !

M. Thiers nous engagea, M. Ernest Moreau et moi, à aller nous entendre avec M. Odilon Barrot. Notre action dans notre quartier, si important, pouvait être grandement utile. Nous nous sommes donc mis en route pour le ministère de l’intérieur.

Le peuple avait envahi le ministère et refluait jusque dans le cabinet du ministre, où allait et venait une foule peu respectueuse. À une grande table, au milieu de la vaste pièce, des secrétaires écrivaient. M. Odilon Barrot, la face rouge, les lèvres serrées, les mains derrière le dos, s’accotait à la che-