Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/337

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dans celui de Ledru-Rollin, pas une fois le mot République n’avait été prononcé. Mais maintenant, au dehors, dans la rue, ce mot, ce cri, les élus du peuple le trouvèrent partout, il volait sur toutes les bouches, il emplissait l’air de Paris.


Les quelques hommes qui, dans ces jours suprêmes et extrêmes, tenaient dans leur main le sort de la France, étaient eux-mêmes, à la fois outils et hochets, dans la main de la foule, qui n’est pas le peuple, et du hasard, qui n’est pas la providence. Sous la pression de la multitude, dans l’éblouissement et la terreur de leur triomphe qui les débordait, ils décrétèrent la République, sans savoir qu’ils faisaient une si grande chose.

On prit une demi-feuille de papier en tête de laquelle étaient imprimés les mots : Préfecture de la Seine. Cabinet du Préfet. M. de Rambuteau avait peut-être, le matin même, employé l’autre moitié de cette feuille à écrire quelque billet doux galant ou rassurant à ce qu’il appelait ses petites bourgeoises.

M. de Lamartine traça cette phrase sous la dictée des cris terribles qui rugissaient au dehors :

« Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement provisoire de la France est le gouvernement républicain, et que la nation sera immédiatement appelée à ratifier la résolution du gouvernement provisoire et du peuple de Paris. »

J’ai tenu dans mes mains cette pièce, cette feuille sordide, maculée, tachée d’encre, qu’un insurgé emporta et alla livrer à la foule furieuse et ravie. La fièvre du moment est encore empreinte sur ce papier, et y palpite. Les mots, jetés avec emportement, sont à peine formés. Appelée est écrit appellée.

Quand ces six lignes furent écrites, Lamartine signa et passa la plume à Ledru-Rollin.

M. Ledru-Rollin lut à haute voix la phrase : « Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement provisoire de la France est le gouvernement républicain… »

— Voilà deux fois le mot provisoire, dit-il.

— C’est vrai, dirent les autres.

— Il faut l’effacer au moins une fois, ajouta M. Ledru-Rollin.

M. de Lamartine comprit la portée de cette observation grammaticale qui était tout simplement une révolution par escamotage.

— Il faut pourtant attendre la sanction de la France, dit-il.

— Je me passe de la sanction de la France, s’écria Ledru-Rollin, quand j’ai la sanction du peuple.

— Mais qui peut savoir en ce moment ce que veut le peuple ? observa Lamartine.