Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/341

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progrès. Mais son heure est-elle venue en France ? C’est parce que je veux la République que je la veux viable, que je la veux définitive. Vous allez consulter la nation, n’est-ce pas ? toute la nation ? — Toute la nation, certes. Nous nous sommes tous prononcés, au gouvernement provisoire, pour le suffrage universel.

En ce moment, Arago s’approcha de nous, avec M. Armand Marrast qui tenait un pli.

— Mon cher ami, me dit Lamartine, sachez que nous vous avons désigné ce matin comme maire de votre arrondissement.

— Et en voici le brevet signé de nous tous, dit Armand Marrast.

— Je vous remercie, dis-je, mais je ne puis accepter.

— Pourquoi ? reprit Arago ; ce sont des fonctions non politiques et purement gratuites.

— Nous avons été informés tantôt de cette tentative de révolte à la Force, ajouta Lamartine ; vous avez fait mieux que la réprimer, vous l’avez prévenue. Vous êtes aimé, respecté dans votre arrondissement.

— Mon autorité est toute morale, dis-je, elle ne peut que perdre à devenir officielle. D’ailleurs je ne veux, à aucun prix, déposséder M. Ernest Moreau, qui s’est loyalement et vaillamment comporté dans ces journées.

Lamartine et Arago insistaient. — Ne nous refusez pas notre brevet. — Eh bien, dis-je, je le prends… pour les autographes ; mais il est entendu que je le garderai dans ma poche. — Oui, gardez-le, reprit en riant Armand Marrast, pour que vous puissiez dire que, du jour au lendemain, vous avez été pair et maire.

Lamartine m’entraîna dans l’embrasure d’une croisée. — Ce n’est pas une mairie que je voudrais pour vous, reprit-il, c’est un ministère. Victor Hugo ministre de l’instruction publique de la République !… Voyons, puisque vous dites que vous êtes républicain ! — Républicain… en principe. Mais, en fait, j’étais hier pair de France, j’étais hier pour la Régence, et, croyant la République prématurée, je serais encore pour la Régence aujourd’hui. — Les nations sont au-dessus des dynasties, reprit Lamartine ; moi aussi, j’ai été royaliste… — Vous étiez, vous, député, élu par la nation ; moi, j’étais pair, nommé par le roi. — Le roi, en vous choisissant, aux termes de la Constitution, dans une des catégories où se recrutait la Chambre haute, n’avait fait qu’honorer la pairie et s’honorer lui-même. — Je vous remercie, dis-je, mais vous voyez les choses du dehors, je regarde dans ma conscience.

Nous fûmes interrompus par le bruit d’une fusillade prolongée qui éclata tout à coup sur la place. Une balle vint briser un carreau au-dessus de nos têtes. — Qu’est-ce encore que cela ? s’écria douloureusement Lamartine. M. Armand Marrast et M. Marie sortirent pour aller voir ce qui se passait.