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Samedi 24 juin.

La barricade était basse, elle barrait la place Baudoyer. Une autre barricade étroite et haute la protégeait dans la rue ***. Le soleil égayait le haut des cheminées. Les coudes tortueux de la rue Saint-Antoine se prolongeaient devant nous dans une solitude sinistre.

Les soldats étaient couchés sur la barricade qui n’avait guère plus de trois pieds de haut. Leurs fusils étaient braqués entre les pavés comme entre des créneaux. De temps en temps, des balles sifflaient et venaient frapper les murs des maisons autour de nous, en faisant jaillir des éclats de plâtre et de pierre. Par moments une blouse, quelquefois une tête coiffée d’une casquette, apparaissait à l’angle d’une rue. Les soldats lâchaient leur coup. Quand le coup avait porté, ils s’applaudissaient. — Bon ! Bien joué ! Fameux !

Ils riaient et causaient gaiement. Par intervalles, une détonation éclatait et une grêle de balles pleuvait des toits et des fenêtres sur la barricade. Un capitaine à moustaches grises, de haute taille, se tenait debout au milieu du barrage, dépassant les pavés de la moitié du corps. Les balles grêlaient autour de lui comme autour d’une cible. Il était impassible et serein et criait :

— Là, enfants ! on tire ! Couchez-vous ! Prends garde à toi, le picard, ta tête passe. Rechargez !

Tout à coup une femme débouche de l’angle d’une rue. Elle vient lentement vers la barricade. Les soldats éclatent en jurons mêlés d’avertissements :

— Ah ! la garce ! veux-tu t’en aller, p… ! Mais dépêche-toi donc, poison ! Elle vient observer. C’est une espionne ! Descendons-la ! À bas la moucharde !

Le capitaine les retenait : — Ne tirez pas ! C’est une femme !

La femme, qui semblait observer en effet, est entrée, après vingt pas, sous une porte basse qui s’est refermée sur elle.




Le samedi 24 juin au matin, il était onze heures, je revenais de ma visite à la barricade de la place Baudoyer où j’étais allé à quatre heures du matin, je m’étais assis à ma place ordinaire à l’Assemblée, un représentant que je ne connaissais pas et que j’ai su, depuis, être M. Belley, ingénieur, républicain rouge, demeurant rue des Tournelles, vint s’asseoir près de moi et me dit : — Monsieur Victor Hugo, la place Royale est brûlée, on a mis le feu par votre maison, les insurgés sont entrés par la petite porte sur le cul-de-sac Guéménée. — Et ma famille ? dis-je. — En sûreté. — Comment le savez-vous ? — J’en arrive. J’ai pu, n’étant pas connu, franchir les barricades pour arriver jusqu’ici. Votre famille s’était réfugiée d’abord à la mairie. J’y étais