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II


Les deux premiers français qui mirent le pied dans Alger en 1830 ont été Éblé, autrefois mon camarade à Louis-le-Grand en mathématiques spéciales, et Daru, aujourd’hui mon collègue à la Chambre des pairs. Voici comment :

Éblé (fils du général) était premier lieutenant et Daru second lieutenant de la batterie qui ouvrit le feu contre la place. Il est d’usage que, lorsqu’une armée entre dans une ville prise d’assaut, la batterie qui a ouvert la brèche et tiré le premier coup de canon passe en tête et marche avant tout le monde. C’est ainsi qu’Éblé et Daru entrèrent les premiers dans Alger.

Il y avait encore sur la porte par où ils passèrent des têtes de français fraîchement coupées, reconnaissables à leurs favoris blonds ou roux et à leurs cheveux longs. Les turcs et les arabes sont tondus. Le sang de ces têtes ruisselait le long du mur. Les assiégés n’avaient pas eu le temps ou n’avaient pas pris la peine de les enlever. Dernière bravade peut-être.

Les troupes allèrent se ranger sur la place devant la Casbah. Éblé et Daru y arrivèrent les premiers. Comme ils trouvaient le temps long, ils obtinrent de leur capitaine, vieux troupier et bonhomme, la permission d’entrer dans la Casbah en attendant. — Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le vieux soldat, lequel sortait des armées d’un homme qui n’avait pas vu d’inconvénient à entrer dans Potsdam, dans Schœnbrunn, dans l’Escurial et dans le Kremlin. Éblé et Daru profitèrent bien vite de la permission.

La Casbah était déserte. Il n’y avait pas deux heures que les dernières femmes du dey l’avaient quittée. C’était un déménagement qui ressemblait à un pillage. Les meubles, les divans, les boîtes, les écrins ouverts et vides étaient jetés pêle-mêle au milieu des chambres. Le palais entier était une collection de niches et de petits compartiments. Il n’y avait pas trois salles grandes comme une de nos salles à manger ordinaires. Une chose qui frappa Daru et Éblé, c’était la quantité d’étoffes de Lyon en pièces empilées dans les appartements secrets du dey. Cela par moments avait l’air d’un magasin, soit que le dey en eût la manie, soit qu’il en fît le commerce. Il y en avait tant que, le soir, les officiers logés à la Casbah les arrangèrent sur le carreau de façon à s’en faire des matelas et des oreillers.

Les soldats du reste regorgent de toutes sortes de choses prises dans la déroute du camp de Hussein-dey. Daru acheta un chameau cinq francs.


1847.