Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/427

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J’entrai par la porte du perron. Trois hommes de service en habit noir m’y reçurent, l’un m’ouvrit les portes, l’autre me débarrassa de mon manteau, le troisième me dit : — Monsieur, au premier. — Je montai par l’escalier d’honneur, il y avait un tapis et des fleurs, mais je ne sais quoi de froid et de dérangé qui sentait l’emménagement.

Au premier, un huissier me dit : — Monsieur vient pour dîner ? — Oui, dis-je, est-ce qu’on est à table ? — Oui, Monsieur. — En ce cas, je m’en vais.

L’huissier se récria :

— Mais, Monsieur, presque tout le monde est arrivé qu’on était déjà à table, entrez. On compte sur Monsieur.

Je remarquai cette exactitude militaire et impériale, qui était l’habitude de Napoléon. Chez l’empereur, sept heures voulait dire sept heures.

Je traversai l’antichambre, puis un salon où je laissai mon chapeau, et j’entrai dans la salle à manger.

C’était une pièce carrée, lambrissée dans le goût empire, à boiseries blanches. Aux murs, des gravures et des tableaux, du choix le plus misérable, entre autres la Marie Stuart écoutant Rizzio du peintre Ducis. Autour de la salle un buffet. Au milieu une table longue arrondie aux deux extrémités où siégeaient une quinzaine de convives. Cette table avait un haut bout dirigé vers le fond de la salle où était assis le président de la République. Il avait à ses côtés deux femmes, à sa droite, la marquise du Hallays-Coëtquen, née princesse de Chimay (Tallien) ; à sa gauche, Mme  Conti, mère du représentant.

Le président se leva quand j’entrai. J’allai à lui, nous nous prîmes la main. — J’ai improvisé ce dîner, me dit-il, je n’ai que quelques amis chers, j’ai espéré que vous voudriez bien être du nombre. Je vous remercie d’être venu. Vous êtes venu à moi, comme je suis allé à vous, simplement. Je vous remercie.

Il me prit encore la main. Le prince de la Moskowa, qui était à côté du général Changarnier, me fit une place à côté de lui et je m’assis à la table. Je me hâtai et mis les morceaux doubles, car le président avait fait interrompre le dîner pour me donner « le temps de rejoindre ». On était au second service.

J’avais en face de moi le général Rulhières, ancien pair, ministre de la guerre, le représentant Conti et Lucien Murat. Les autres convives m’étaient inconnus. Il y avait parmi eux un jeune chef d’escadron, décoré de la Légion d’honneur. Ce chef d’escadron seul était en uniforme ; les autres étaient en frac. Le prince avait un habit noir, avec la rosette de la Légion d’honneur à sa boutonnière.