Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/58

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du train viennent à grand bruit derrière moi et rentrent dans leur quartier au bout de la rue de Grenelle au moment où je débouche sur la place des Invalides. Là, je crains un moment que tout ne soit fini et que l’empereur ne soit passé, tant il vient de passants de mon côté, lesquels semblent s’en retourner. C’est tout simplement la foule qui reflue, refoulée par un cordon de gardes municipaux à pied. Je montre mon billet pour la première estrade à gauche, et je franchis la haie.

Ces estrades sont d’immenses échafaudages qui couvrent, du quai à la grille du dôme, tous les gazons de l’Esplanade. Il y en a trois de chaque côté.

Au moment où j’arrive, le mur des estrades de droite me cache encore la place. J’entends un bruit formidable et lugubre. On dirait d’innombrables marteaux frappant en cadence sur des planches. Ce sont les cent mille spectateurs entassés sur les échafauds, qui, glacés par la bise, piétinent pour se réchauffer en attendant que le cortège passe.

Je monte sur l’estrade. Le spectacle n’est pas moins étrange. Les femmes, presque toutes bottées de gros chaussons et voilées, disparaissent sous des amas de fourrures et de manteaux ; les hommes promènent des cache-nez extravagants.

La décoration de la place, bien et mal. Le mesquin habillant le grandiose. Des deux côtés de l’avenue deux rangées de figures héroïques, colossales, pâles à ce froid soleil, qui font un assez bel effet. Elles paraissent de marbre blanc. Mais ce marbre est du plâtre. Au fond, vis-à-vis le dôme, la statue de l’empereur, en bronze. Ce bronze aussi est du plâtre. Dans chaque entre-deux des statues, un pilier en toile peinte et dorée d’assez mauvais goût surmonté d’un pot-à-feu, — plein de neige pour le moment. Derrière les statues, les estrades et la foule ; entre les statues, la garde nationale éparse ; au-dessus des estrades, des mâts à la pointe desquels flottent magnifiquement soixante longues flammes tricolores.

Il paraît qu’on n’a pas eu le temps d’achever l’ornementation de la grande entrée de l’hôtel. On a ébauché au-dessus de la grille une façon d’arc de triomphe funèbre en toile peinte et en crêpe, avec lequel le vent joue comme avec les vieux linges pendus à la lucarne d’une masure. Une rangée de mâts tout nus et tout secs se dressent au-dessus des canons et, à distance, ressemblent à ces allumettes que les petits enfants piquent dans du sable. Des nippes et des haillons, qui ont la prétention d’être des tentures noires étoilées d’argent, frissonnent et clapotent pauvrement entre ces mâts.

Au fond, le dôme, avec son pavillon et son crêpe, glacé de reflets métalliques, estompé par la brume sur le ciel lumineux, fait une figure sombre et splendide.

Il est midi.