Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/60

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trine une étoile éblouissante. Les trois écoles militaires passent avec une fière et grave contenance. Puis l’artillerie et l’infanterie, comme si elles allaient au combat ; les caissons ont à leur arrière-train la roue de rechange, les soldats ont le sac sur le dos.

À quelque distance, une grande statue de Louis XIV, largement étoffée, et d’un assez bon style, dorée par le soleil, semble regarder cette pompe avec stupeur.

La garde nationale à cheval paraît. Brouhaha dans la foule. Elle est en assez bon ordre pourtant ; mais c’est une troupe sans gloire, et cela fait un trou dans un pareil cortège. On rit.

J’entends ce dialogue :

— Tiens ! ce gros colonel ! comme il tient drôlement son sabre ! — Qu’est-ce que c’est que ça ! — C’est Montalivet.

D’interminables légions de garde nationale à pied défilent maintenant, fusils renversés comme la ligne, dans l’ombre de ce ciel gris. Un garde national à cheval, qui laisse tomber son chapska et galope ainsi quelque temps nu-tête malgré qu’il en ait, amuse fort la galerie, c’est-à-dire cent mille personnes.

De temps en temps le cortège s’arrête, puis il reprend sa marche. On achève d’allumer les pots-à-feu qui fument entre les statues comme de gros bols de punch.

L’attention redouble. Voici la voiture noire à frise d’argent de l’aumônier de la Belle-Poule, au fond de laquelle on entrevoit le prêtre en deuil ; puis le grand carrosse de velours noir à panneaux-glaces de la commission de Sainte-Hélène, quatre chevaux à chacun de ces deux carrosses.

Tout à coup le canon éclate à la fois à trois points différents de l’horizon. Ce triple bruit simultané enferme l’oreille dans une sorte de triangle formidable et superbe. Des tambours éloignés battent aux champs.

Le char de l’empereur apparaît.

Le soleil, voilé jusqu’à ce moment, reparaît en même temps. L’effet est prodigieux.

On voit au loin, dans la vapeur et dans le soleil, sur le fond gris et roux des arbres des Champs-Élysées, à travers de grandes statues blanches qui ressemblent à des fantômes, se mouvoir lentement une espèce de montagne d’or. On n’en distingue encore rien qu’une sorte de scintillement lumineux qui fait étinceler sur toute la surface du char tantôt des étoiles, tantôt des éclairs.

Une immense rumeur enveloppe cette apparition.

On dirait que ce char traîne après lui l’acclamation de toute la ville comme une torche traîne sa fumée.

Au moment de tourner dans l’avenue de l’Esplanade, il reste quelques