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1841.


ORIGINE DE « FANTINE ».


V. H. fut nommé à l’Académie un mardi. Deux jours après Mme  de Girardin, qui demeurait alors rue Laffitte, l’invita à dîner.

À ce dîner était Bugeaud, qui n’était encore que général, qui venait d’être nommé gouverneur général de l’Algérie et qui allait partir pour son poste.

Bugeaud était alors un homme de soixante-cinq ans, vigoureux, très coloré de visage, marqué de petite vérole. Il avait une certaine brusquerie qui n’était jamais de la grossièreté. C’était un paysan mélangé de l’homme du monde, fruste et rempli d’aisance, — n’ayant rien de la lourdeur de la culotte de peau, — spirituel et galant.

Mme  de Girardin mit le général à sa droite et V. H. à sa gauche. La conversation s’établit entre le poëte et le troupier, Mme  de Girardin servant de truchement.

Le général était en grande humeur contre l’Algérie. Il prétendait que cette conquête empêchait la France de parler haut à l’Europe ; que, du reste, rien n’était plus facile à conquérir que l’Algérie, qu’on y pouvait sans peine bloquer les troupes, qu’elles seraient prises ainsi que des rats et qu’on n’en ferait qu’une bouchée ; — qu’en outre, il était très difficile de coloniser l’Algérie ; que le sol était improductif : il avait inspecté les terrains lui-même, et il avait constaté qu’il y avait un pied et demi de distance entre chaque tige de blé.

— Comment ! dit V. H., voilà ce qu’est devenu ce que l’on appelait le grenier des romains ! Mais, en serait-il ce que vous dites, je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’hosanna. Vous pensez