Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/100

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que le marteau, il n’y a pas de danger. Eh bien ! l’homme gagnait, la femme gagnait, le petit gagnait, ça allait ! Ces derniers temps, M. Monnin-Japy, le maire du vie, est venu et m’a dit : — Mon garçon, tu es belge et tu n’es pas français. Et puis, vois-tu, les conseils de guerre ne sont pas contents de toi. Il faut t’en aller. — Je m’en suis allé. Je suis né à Tournai, mais j’aurai quarante ans le 25 juin et il y a trente-neuf ans que j’étais à Paris. C’est-il être belge ça ? Je suis enfant naturel, j’ai été mis par terre à neuf mois par papa et maman dans le bureau Sainte-Apolline, va comme je te pousse, on m’a élevé par charité dans un pays entre Amiens et Montdidier, je suis devenu serrurier, c’est-il être belge ça ? Si bien que je suis venu ici, ici on m’a dit : — Mon garçon, tu es français, tu n’es pas belge, va-t’en. — Ah ça ! mettez-moi belge, mettez-moi français, mais mettez-moi quelque chose. Il faut bien que je sois d’un pays. Je n’ai pas besoin d’être électeur, je suis ouvrier de fer, mais je veux être d’un pays. J’avais trouvé de l’ouvrage, mon représentant, j’étais allé à la porte de Cologne, à la porte de Schaerbeeck, à la porte de Ninove ; on m’avait embauché pour travailler. Et puis voilà qu’on me fait venir à l’hôtel de ville et qu’on me dit : Va-t’en ! Et mes petits enfants ! il faut donc que je les emporte sur mon dos ? Je n’ai pas le sou, moi, je n’ai que mes mains, il y a des gens qui sont heureux, qui ont de ce qui se glisse, qui n’ont pas peur de manquer, moi je n’ai rien du tout que mes quatre petits ! Ces gens de la police, je leur ai dit : — Pourquoi m’avez-vous donné un passeport pour rester en Belgique ? Rendez-moi mes huit francs au moins ! — Ah bien oui ! pas de danger. À présent, me voilà. Depuis deux jours je n’ai pas mangé, et mes petits enfants non plus, et il faut que j’aille en Angleterre ! Sans un pantalon qu’on m’a donné, je serais tout nu. Vous me feriez bien plaisir de me dire si j’ai fait du mal à quelqu’un !




III


Bruxelles, mai 1852.

L’autre dimanche, je me promenais avec quelques amis dans le bois de la Cambre. Nous étions en calèche. Il y avait quelques femmes parées et jolies dans la voiture. C’était par un beau soleil ; les fleurs de mai étincelaient dans l’herbe. L’ombre des feuilles couvrait la terre de toutes sortes de guipures noires. Les femmes causaient et riaient. Au tournant d’une route quelques hommes déguenillés, têtes nues, pieds nus, étaient assis sur un talus. Un d’eux se leva, montra du doigt la calèche, et comme nous passions, je l’entendis qui disait aux autres : Voilà les dieux ; nous, nous sommes en enfer.