Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/147

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face nue et le cou. Tapner était célèbre à Guernesey comme Lacenaire l’avait été à Paris.

Ainsi que me l’avait dit le prévôt, cette figure avait en effet un calme étrange. Elle me rappelait, par une ressemblance singulière, l’admirable violon hongrois Reméniy. La physionomie était jeune et grave ; les yeux fermés dormaient ; seulement un peu d’écume, assez épaisse pour que le plâtre en eût gardé l’empreinte, soulevait un coin de la lèvre supérieure, ce qui finissait par donner à cette face, quand on la regardait longtemps, une sorte d’ironie sinistre. Quoique l’élasticité des chairs eût fait reprendre au cou, au moment du moulage, à peu près la grosseur naturelle, l’empreinte de la corde y était marquée profondément, et le nœud coulant, distinctement imprimé sous l’oreille droite, y avait laissé un gonflement hideux.

Je voulus emporter cette tête. On me la vendit trois francs.

Il me restait à faire la dernière station de cette voie douloureuse, car le crime a la sienne comme la vertu.

— Où est la fosse de Tapner ? demandai-je à M. Tyrrell.

Il me fit un geste de la main, se remit en marche, et je le suivis.

À Guernesey, comme dans toutes les villes anglaises, les cimetières sont dans la ville, mêlés aux rues et aux passants. Derrière le collège, massive bâtisse en faux gothique anglais qui domine toute la ville, il y avait un de ces cimetières, le plus vaste peut-être de Saint-Pierre-Port. On a percé une rue tout au travers dans les premières années de ce siècle, et le cimetière est maintenant en deux morceaux. Dans le morceau de l’ouest, on met les guernesiais ; dans le morceau de l’est, les étrangers.

Nous prîmes la rue qui sépare les deux cimetières. Cette rue, plantée d’arbres, n’a presque pas de maisons, et, par-dessus les murs assez bas qui la bordent, on voit des deux côtés les pierres des tombes, droites ou couchées.

M. Tyrrell me montra une porte ouverte à notre droite et me dit :

— C’est ici.

Nous passâmes cette porte, qui est celle du cimetière des étrangers.

Nous nous trouvâmes dans un long parallélogramme, enclos de murs, plein d’herbe, où des sépultures se dressaient çà et là. Il ne pleuvait plus. L’herbe était mouillée, de lourds nuages gris traversaient lentement le ciel.

Au moment où nous entrâmes, on entendait le bruit d’une pioche. Ce bruit cessa. Puis une sorte de buste vivant sortit de terre au fond du cimetière et nous regarda d’un air étonné.

C’était le fossoyeur qui creusait une fosse. Cet homme était dans son trou à mi-corps.

Il s’était interrompu en nous voyant, n’étant pas accoutumé à l’entrée des vivants, et n’étant l’hôte que de l’hôtellerie des morts.