Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonheur pour cette époque. Chère amie, le matin où je t’épouserai aux yeux des hommes, tous ceux qui m’aiment pour moi devront être bien joyeux, car jamais bonheur n’aura aussi profondément enivré une créature humaine que le mien m’enivrera. Le mariage me révélera une existence nouvelle ; ce sera en quelque sorte pour moi une seconde naissance. Qu’il est doux, après s’être si longtemps aimés d’un amour ardent et virginal, de lui voir succéder, au sein de délices jusqu’alors inconnues, un amour chaste, saint et satisfait, quoique toujours aussi brûlant ! Ô mon Adèle, pardonne-moi, je ne sais où mon imagination s’égare ; mais quelquefois, quand je songe que nul excepté moi n’a de droits sur toi, que tu m’es réservée tout entière, je m’étonne de mon néant et je me demande comment j’ai pu mériter un tel bonheur. Alors, chère amie, si tu voyais avec quelles prières convulsives je supplie Dieu d’avoir pitié de ma solitude et de m’accorder l’ange qui m’est promis, tu concevrais quelle peut être la puissance d’un amour immortel sur un être mortel. Cet amour, Adèle, m’a complètement subjugué. Tempérament brûlant, esprit fier, âme ambitieuse, il a tout dompté en moi, tout concentré sur toi seule, tout changé en un seul désir, en un seul sentiment, en une seule pensée, et ce désir, ce sentiment, cette pensée, qui constituent toute ma vie, sont pour toi. À présent, je vis imparfait. Tu me manques, c’est-à-dire, tout me manque. Nos rares et courtes entrevues me soulagent, mais ne me satisfont pas entièrement. J’ai besoin de te voir souvent, j’ai besoin de te voir toujours. Ce sentiment est si profondément incorporé à mon être, qu’il est devenu un instinct. L’invincible désir de te voir m’entraîne toujours dans tous les lieux où je puis en avoir la moindre espérance. Aussi, suis-je souvent bien près de toi sans que tu t’en doutes. Je voudrais être déguisé ou invisible pour être à tous moments à côté de ma femme, suivre tous ses pas, m’attacher à tous ses mouvements. Je ne respire bien que dans ton atmosphère. Chère amie, oh ! quand m’appartiendras-tu ! J’en suis bien indigne, moi, mon Adèle, qui ai pu te soupçonner avant-hier de m’avoir trompé ; ne me méprise pas, je t’en conjure, pour avoir conçu un moment une aussi injurieuse idée. Toi, mentir, toi, me tromper ! Je croirais plutôt que le soleil et l’éternité mentent.

Adieu, ma bonne, ma noble Adèle, aime ton Victor, tout imparfait qu’il est, car il apprécie du moins toute la perfection de son Adèle. Adieu, j’espère que tu m’auras écrit bien long et que tu m’écriras encore bien long après cette lettre. Je t’embrasse mille et mille fois.

Ton mari respectueux et fidèle,

Victor.