Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/120

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Adèle, mon amour pour toi est pur et virginal comme ton souffle, mais sa chasteté même le rend plus brûlant, il me dévore comme une flamme concentrée, mais c’est un feu sacré qui ne s’est allumé que pour toi et que toi seule as le droit de nourrir. Pour tout le reste de ton sexe je suis aveugle et insensible. J’ignore si telle femme est belle, si telle autre est spirituelle, je l’ignore comme la glace de cristal devant laquelle elles passent pour s’admirer. Je sais seulement qu’il y a parmi toutes les femmes une Adèle qui est le génie heureux de ma vie et dans laquelle je dois placer toutes mes vertus comme toutes mes jouissances. Chère amie !... Et notre bonheur dépend de si peu de chose !...

Ce que tu me dis dans ta dernière lettre sur la nuit du 17[1] m’a bien touché. Va, si mes soins peuvent te guérir, sois tranquille, bientôt j’aurai le droit de te les prodiguer, ou ma volonté et ma vie seront brisées comme un verre. Songe que ton Victor est un homme et que cet homme est ton mari.

Est-il vrai, mon Adèle, que, dans cette fatale nuit du 29 juin tu serais accourue dans mes bras si tu avais été libre ? Oh ! combien cette idée m’eût consolé dans ce moment de désespoir, et combien elle est douce pour moi aujourd’hui même que les premiers instants sont passés et que les témoignages de ta tendresse généreuse ont cicatrisé cette cruelle plaie ! Que ne peux-tu pas sur moi et que n’es-tu pas pour moi ! Peine et joie, pour moi tout vient de toi, tout descend de mon Adèle. Avec toi le malheur est doux, sans toi la prospérité est odieuse. Pour que je consente à marcher dans la vie, il faut que tu daignes être ma compagne. Oui, mon Adèle adorée, tu peux tout sur moi avec un sourire ou une larme.

J’ai une grande faculté dans l’âme, celle d’aimer, et tu la remplis tout entière ; car auprès de ce que j’éprouve pour toi, l’affection que je porte à mes amis, à mes parents, que je portais à mon admirable et malheureuse mère, cette affection n’est rien. Non que je les aime moins qu’on ne doit aimer des amis, des parents et une mère, mais c’est que je t’aime plus que femme au monde n’a jamais été aimée, et cela parce que jamais nulle ne l’a mérité comme toi.

Adieu pour ce soir. Je vais me coucher tranquille (car on m’a dit que tu te portes bien) à la même heure où je tremblais d’inquiétude et de pitié il y a huit jours. Adieu, mon Adèle bien-aimée, je t’embrasse. Je vais baiser

  1. « ... La nuit m’a sembla un siècle, une nuit sans avoir reçu un bon souhait de ta part, mais il me fallait passer par une telle épreuve pour m’apprendre que toutes les nuits ne sont pas des 17 janvier, car si je souffrais physiquement, au moins mon Victor ne m’en voulait pas, j’étais soignée par lui et quelles douleurs ne seraient pas guéries par de pareils soins ! » (Reçue le 22 janvier 1822.)