Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/14

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Quelle ne fut pas la joie d’Adèle quand le jeune lauréat les lui donna, ces vers ! des vers lus par elle seule, faits pour elle seule ! Ils étaient passablement tristes ; c’était une élégie, une élégie « plaintive », comme il convient ; il n’y parlait que de mourir. Ils étaient tristes, ces vers, mais qu’ils lui parurent beaux ! Et comme le poète, en attendant son infaillible trépas, sollicitait une récompense, elle s’engagea, dans son enthousiasme, à lui donner douze baisers. Douze ! c’était beaucoup, et il paraît avéré qu’elle n’en paya jamais que quatre.

…Ces vers pour qui ton jeune amour
M’a promis des baisers, que ta pudeur craintive
Me refuse de jour en jour[1].

Cependant, ces vers et ces baisers furent bientôt, pour Adèle, la cause de nouvelles alarmes.

...Il faut donc, avant tout, qu’il la rassure. Il la rassure avec conviction. Le fond de son amour, c’est le respect. Ses plus grandes audaces sont de la presser quelquefois sur sa poitrine ou d’obtenir d’elle la promesse de baisers, qu’il la laisse lui refuser ensuite…

Car l’amant à l’époux garde sa pureté[2].

On peut dire que l’amant y a quelque mérite. À dix-sept ans, Adèle, en même temps que le charme, avait déjà l’éclat. Brune, avec d’abondants cheveux noirs et de longs sourcils fermement arqués, de grands yeux vifs et doux, le nez fin et droit, la bouche de la forme la plus délicate et la plus suave, elle était adorablement belle, adorablement jolie.

Donc il l’adore. Mais aussi il voudrait, il veut être aimé, aimé comme il aime, profondément, uniquement, jalousement. Et c’est là l’intérêt de ces lettres ingénues et fortes : il s’y efforce, avec une infinie tendresse, quelquefois cependant avec impatience et dépit, d’éclairer, d’élever l’âme de la petite pensionnaire, de lui apprendre ce que c’est que l’amour vrai, son amour, dont tout le monde autour d’elle s’accorde à lui démontrer le péril et la déraison et dont il veut arriver à lui faire comprendre la grandeur et la pureté.

Son premier moyen de persuasion, c’est que lui-même il l’admire ; le maître est à genoux devant son élève ; elle est dans sa pensée comme sur un autel ; son jeune génie humblement, timidement, s’incline devant cet autre don divin, la beauté. Qu’un jour elle puisse être sienne, il ose le rêver à peine. Mais si elle est à un autre, il mourra ! Cette idée de la mort, preuve et sanction de l’amour, complaît à son imagination, et elle est faite aussi pour frapper l’imagination de la jeune fille. En attendant, il met tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, à ses pieds, ou plutôt sous ses pieds. Jamais il ne lui dit un mot de ses travaux, de ses succès, de ses illustres amitiés, Lamennais, Chateaubriand, de sa célébrité naissante ; ou, s’il y fait quelque allusion, c’est pour lui répéter que tout est à elle, pour elle, par elle. Ces lettres ne sont qu’à l’amour, ne parlent que d’amour, et c’est pourquoi elles sont et resteront un si rare et si pur exemplaire de l’amour idéal.

  1. Raymond d’Assoli. Œuvres de la première jeunesse.
  2. Marion de Lorme.