Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Certes ce sera avec joie que j’entretiendrai ton père de tout cela, puisque cette marque de confiance te sera agréable[1]. Si je ne l’ai point fait jusqu’à présent, Adèle, c’est que je ne suis point habitué à parler le premier de mes travaux littéraires ; je ne suis point accoutumé à solliciter des autres de l’attention pour ce que je fais. C’est une pudeur que tu ne peux manquer de comprendre. Quand tu vivras avec moi, que tu auras pris ta place dans la sphère où je suis, tu seras étonnée, chère amie, de trouver en moi encore un autre Victor que tu ne connaissais pas, celui dont je t’ai parlé une fois avec répugnance, parce que j’aime bien mieux n’être pour toi que ton Victor, ton esclave et ton mari. Sois toujours sûre, mon Adèle, que jamais l’un ne nuira à l’autre, ce n’est qu’avec cette certitude que je puis consentir à tolérer en moi l’existence de ce second individu que tu ignores.

Je ne m’exprime pas plus clairement, car si je dois dépouiller tout amour-propre, certes, c’est avec toi. Cependant pour tout te dire, je n’étais pas sans avoir remarqué que de toutes les maisons où je vais la tienne était la seule où l’on me témoignât sur mes occupations une complète indifférence. Tu m’apprends aujourd’hui que c’était discrétion de la part de tes parents, je le comprends parfaitement et je leur en sais gré. Tu me fais observer, mon amie, que six mois sont écoulés, et tu ajoutes que ces six mois auraient sans doute pu être mieux employés qu’ils ne l’ont été. Je ne puis croire que ce soit là l’idée que tu as voulu rendre, car je te sais trop juste pour me condamner ainsi sans connaissance de cause.

Encore un mot avant d’en venir au détail de ce qui a rempli ces six mois. Je vais t’entretenir, mon Adèle, d’ouvrages commencés, de compositions ébauchées, d’entreprises, en un mot, que le succès n’a point encore couronnées, je puis t’en parler avec candeur à toi qui es pleine d’indulgence et qui ne m’aimerais pas moins, j’en suis sûr, après un revers qu’après un triomphe ; mais tu sens qu’il aurait été présomptueux de donner à tes parents des espérances sur des ouvrages encore dans l’enfantement. Cette considération, jointe à celle que je t’ai indiquée plus haut, t’expliquera mon silence. Maintenant je viens au fait.

Au mois de mai dernier, le besoin d’épancher certaines idées qui me pesaient et que notre vers français ne reçoit pas, me fit entreprendre une espèce de roman en prose. J’avais une âme pleine d’amour, de douleur et de jeunesse, je ne t’avais plus, je n’osais en confier les secrets à aucune

  1. « ... Si tu voulais me faire plaisir, tu causerais avec papa de ce qui nous regarde, de tes intentions. Car s’il ne t’en parle pas, c’est qu’il craint d’être indiscret ou de te mettre dans l’embarras… Il faut avoir confiance dans papa si tu veux me plaire. » (Reçue le vendredi 15 février 1822.)