Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/148

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Samedi soir.

Adèle, je ne lirai pas ta lettre avant de m’être déchargé de ce qui me pèse. Hélas ! je ne suis pas capable en ce moment de sentir un bonheur. Oui, je te quitte le cœur gonflé, il est des instants où je conçois qu’on veuille mourir.

Tu as douté de moi ce soir, Adèle, et tu as exprimé ces doutes désolants d’une manière bien cruelle, tu m’as dit, à moi, Adèle, à moi qui t’adore, dont la vie est dans ta vie, dont l’âme est dans ton âme, tu m’as dit ce que seul j’aurais peut-être eu le droit douloureux de te dire, ces quatre mots impitoyables : Tu ne m’aimes pas. Ces paroles dans ta bouche me déchirent comme l’ironie la plus amère, et j’ajouterais la plus froide ingratitude, s’il était possible que tu fusses jamais ingrate envers moi.

Adèle, je ferais pour toi mille fois plus que le peu que j’ai eu le bonheur de faire, je ferais tout ce que je voudrais pouvoir trouver l’occasion de faire, je donnerais mon avenir, mon sang, ma vie, mon âme, je mourrais pour te causer un instant de joie dans les plus horribles souffrances, que tu ne me devrais rien, pas une larme, pas un soupir, pas un regret ; et que si tu daignais penser un moment entre deux plaisirs à ce Victor mort pour toi, ce serait lui donner une récompense à laquelle il n’eût jamais eu la présomption de prétendre. Ne crois pas que je te dise ici rien qui ne soit profondément gravé dans mon cœur. Non, Adèle, tu ne me dois, tu ne me devras jamais, quoi que je fasse pour toi, la moindre reconnaissance. Le dévouement absolu avec lequel je sacrifierais mon être entier au tien est le premier de mes devoirs, et je n’aurais aucun mérite à l’accomplir, et je te le répète, tu ne serais nullement ingrate en m’oubliant un moment après mon sacrifice. J’aurais rempli ma destinée et voilà tout.

Je suis donc bien loin de te reprocher ici de n’avoir gardé nul souvenir du peu de preuves d’amour que j’ai pu te donner jusqu’ici. Je mourrais demain pour toi et tu ne t’en apercevrais seulement pas, que la chose serait toute simple. Ce que je te demande, Adèle, ce n’est pas de la reconnaissance, mais de la pitié, c’est la générosité de ton caractère d’ange que j’invoque, pour qu’à l’avenir tu ne m’accuses plus de ne pas t’aimer.

Je sais bien que je n’ai aucun droit à ta pitié, ni à ta générosité ; mais, Adèle, je ne veux de toi autre chose que de m’épargner une douleur insup-