Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/178

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insuffisante à rendre ce qu’on éprouve, mais tu es de ces intelligences rares qui savent comprendre tout ce qu’elle ne peut exprimer. Tes yeux, Adèle, savent lire tout ce qu’on lit en eux. Ils entendent le langage céleste qu’ils parlent. Et moi, j’aurais voulu étudier dans une délicieuse solitude cette âme qui apparaît si belle dans ton beau regard, épier toutes tes émotions, recueillir tous tes doutes, recevoir toutes tes confidences ; j’espérais me nourrir de la douceur et de la sublimité de tes entretiens, te dévoiler à toi-même tout ce que ta modestie ignore en toi, réveiller ces hautes idées nées avec toi, mais qui peut-être sommeillent encore, et te montrer quelle reconnaissance nous devons tous deux au Dieu qui t’a créée.

Il paraît que ce sont des rêves. — Nous ne serons jamais seuls, dis-tu, et par conséquent jamais ensemble ; car pour être vraiment ensemble il faut être seuls. Ajoute à cela que personne chez toi n’est capable de comprendre la langue que j’aimerais à te parler comme à un homme de génie et certes bien plus encore ; car une âme telle que la tienne est bien supérieure au génie. D’ailleurs cette langue, je te la parle ici, et je ne doute pas qu’elle ne te semble aussi claire qu’elle paraîtrait bizarre à des esprits limités et à des cœurs matériels.

Chère amie, il faut renoncer à transporter nos lettres dans nos conversations. Je n’en serai pas moins bien heureux, plus heureux que je n’aurais jamais osé l’espérer, je te verrai, je te parlerai souvent, et est-il quelque bonheur au-dessus de celui-là, si ce n’est de te posséder, félicité dont je me figure à peine toute l’étendue, et qui cependant m’est promise.

Avant de finir, je te dois le compte de ma semaine et je serai heureux si tu me donnes celui de la tienne. Les deux premiers jours ont été employés comme tu sais, depuis, je suis un peu fatigué de ce travail forcé. Alors j’ai profité de ce moment d’épuisement et de stérilité qui suit toujours un excès de composition, pour faire des choses insignifiantes. Ainsi j’ai remis au courant mon interminable correspondance, occupation très fastidieuse et qui me prend trop souvent un temps nécessaire, ce qui fait que je me déciderai quelque jour, en dépit du monde entier, à ne plus répondre à cette nuée de connaissances que pour la plupart je ne connais pas. Il faudra bien que le feu s’éteigne faute d’aliments. D’un autre côté, on me dit que ce silence obstiné passerait pour orgueil ; c’est un ridicule que je tiens surtout à éviter. Je m’en rapporte à toi, mon Adèle, que me conseilles-tu ? Ajoute à ces lettres les embarras non encore terminés de notre déménagement et les visites auxquelles mon nouveau logis ne me dérobe pas, mais qui ne me suivront heureusement pas dans ma tour ; et tu verras qu’en somme la majeure partie de ma semaine s’est assez ennuyeusement et inutilement passée, excepté les moments où je t’ai écrit. Je compte employer mieux