Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/199

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Samedi [25 mai].

Si tu savais où et comment je t’écris en ce moment, chère Adèle, tu ne serais plus tentée de me redire que je n’éprouve pas de bonheur à t’écrire. Comment se peut-il que cette idée se soit présentée à ton esprit, plus j’y pense et moins je le conçois. Adèle, comment tout ce qu’il y a dans mon âme ne t’est-il pas connu ? Mon âme n’est-elle pas la tienne ? Ah ! le jour où l’un de nous aura trompé l’autre, il aura introduit un germe de mort dans notre amour. Mais cela ne sera jamais car notre culte pour ce qui est beau et bon, et mon culte pour toi, ange, nous préservent victorieusement de l’esprit de fausseté.

J’ai passé hier une heureuse journée. Ces fatigues pour toi et près de toi m’étaient douces. Quand ta lèvre pure approchait la mienne, quand ta douce main se posait sur mon front et en essuyait la sueur, Adèle, je n’aurais pas donné ces moments-là pour toutes les félicités de la terre et du ciel. J’ai quelquefois des instants de bonheur enivrants. Je me demande alors ce que j’ai fait pour les mériter, et je trouve que je vaux bien peu et que j’ai bien peu souffert pour obtenir le bel avenir qui est devant mes yeux. Je ne suis digne de toi, mon Adèle adorée, que parce que je sens profondément que nul n’en serait digne. Du moins as-tu en moi un mari qui t’appréciera et qui t’honorera comme tu dois être honorée et appréciée. Ce qui me fait croire quelquefois que je suis un peu supérieur aux autres, c’est qu’il ne leur est pas donné comme à moi de sentir ton angélique supériorité. Il y a donc une faculté dans mon âme qui n’est pas dans la leur. Mais du reste, que suis-je pour partager ta vie ? Et cependant, Adèle, je la partagerai. Non, je ne puis comprendre comment tant de néant peut mériter et sentir tant de bonheur.

Je vais te voir dans peu d’instants ; dans peu d’instants je saurai si ta nuit a été paisible, si tu as pensé à moi en t’endormant et en t’éveillant, si tu as un peu désiré pendant cette longue matinée de voir arriver l’heure qui doit me ramener près de toi. Adèle, pour moi, ce sont là toutes les idées qui remplissent ma vie ; ou plutôt c’est là toute mon idée unique. Pense-t-elle à moi ? A-t-elle pensé à moi ? Et si jamais une voix intérieure me répondait non, si jamais je cessais d’avoir la conscience que tu m’aimes, Adèle, alors je m’éteindrais naturellement parce que mon existence n’aurait plus d’aliment,